dimanche 11 février 2007

LE SECOND EMPIRE (1852-1870) : SPÉCIFICITÉ (A. HAUSER, extrait de « Histoire sociale de l'art et de la littérature »)



1848 et ses conséquences éloignèrent totalementles les véritables artistes du public. Ainsi qu'en 1789 et 1830, la période de la Révolution connut une intense activité et productivité intellectuelles qui se termina, comme tous les bouleversements précédents, par l'ultime défaite de la démocratie et de la liberté intellectuelle. La victoire de la réaction s'accompagna d'un déclin intellectuel sans précédent et d'une dégradation du goût. La conspiration de la bourgeoisie contre la révolution, la condamnation de la lutte des classes assimilée à une haute trahision avaient scindé la nation, ostensiblement paisible, en deux camps. La suppression de la liberté de la presse, la création de la nouvelle bureaucratie en tant que plus fort soutien du régime, l'instauration d'un État à prédominance policière, étant seul qualifié pour juger en matière de morale et de goût, causèrent une rupture dans la culture française telle que n'en avait connue aucune époque antérieure. Dans les rangs de l'intelligentsia, cela marqua également le conflit entre la résignation et l'esprit de révolte, conflit qui n'a pas été encore tranché de nos jours ; et cette opposition à l'État incita une partie de l'intelligentsia à devenir un élément de démoralisation.

Le socialisme fut victime du nouveau régime sans avoir manifesté la moindre résistance. Au cours des dix années qui suivirent le coup d'État, il n'exista en France aucun mouvement ouvrier susceptible d'être mentionné. Le prolétariat est épuisé, intimidé, désorienté ; ses syndicats ont été dissous, ses chefs emprisonnés, exilés ou réduits au silence. Les élections de 1863, qui entaînent une augmentation considérable de l'opposition, marquent le premier signe de changement. De nouveau, les classes laborieuses s'unissent dans des associations, les grèves se multiplient et Napoléon III se voit obligé d'accorder de plus en plus de concessions. Mais le socialisme n'aurait pas atteint son but avant fort longtemps s'il n'avait trouvé un allié involontaire dans la haute bourgeoisie libérale qui voyait dans le césarisme de Napoléon III une menace à sa propre existence. Ce conflit au coeur du régime explique l'évolution politique après 1860, le déclin du gouvernement autoritaire et la décadence de l'Empire. L'hégémonie de Napoléon III s'appuyait sur le capital financier et la grosse industrie : l'Armée s'avéra très utile dans la lutte contre le prolétariat, mais d'autant plus inefficace contre la bourgeoisie que son existence même dépendait de la faveur de cette classe. Le second Empire est inconcevable sans la vague de prospérité économique avec laquelle il coïncidait. Sa force et sa justification résidaient dans la fortune de ses citoyens, dans les nouvelles inventions techniques, le développement des chemins de fer, des voies d'eau, le renforcement et l'accélération du trafic des marchandises, la diffusion et la souplesse accrue du système de crédit. Pendant la Monarchie de juillet, la politique attirait encore les jeunes talents, maintenant, le commerce absorbe les meilleurs éléments. La France devient capitaliste, non seulement à l'état latent, mais aussi dans les formes extérieures de sa culture. Il est exact que capitalisme et industrialisme se soient développées dans les lignes familières, mais maintenant seulement ils exercent leur pleine influence. À partir de 1850, la vie quotidienne, les foyers, les moyens de transport, les techniques énergétiques, la nourriture et les vêtements subissent des changements plus radicaux que jamais depuis le début de la civilisation urbaine. En premier lieu, le besoin de luxe et de divertissements est incomparablement plus impérieux et plus répandu que jamais.

Le bourgeois devient présomptueux, exigeant, arrogant et, par ces aparences, il s'imagine pouvoir cacher ses origines modestes et la constitution hybride de la nouvelle société à la mode, dans laquelle le demi-monde, artistes et étrangers jouent un rôle sans précédent. La dissolution de l'Ancien Régime entre dans son ultime phase et, avec la disparition des derniers représentants de la bonne vieille société, la culture française traverse une crise plus sévère que lorsqu'elle accusa le premier choc violent. En art, notamment en architecture et en décoration intérieure, le mauvais goût dicte la mode. Pour les nouveaux riches, suffisamment fortunés pour vouloir briller mais pas assez éduqués pour le faire sans ostentation, rien n'est trop coûteux, trop pompeux. Ils ne font preuve d'aucun discernement dans le choix des moyens, dans l'utilisation de matériaux authentiques ou faux, pas plus que dans les styles qu'ils adoptent et mélangent. La Renaisance et le baroque ne sont que des moyens pour parvenir à une fin, tout comme le marbre et l'onyx, le satin et la soie, les miroirs et les cristaux. Ils imitent les palais romains et les châteaux de la Loire, les atriums pompéiens, les salons baroques, l'ameublement dû aux ébénistes de Louis XV et les tapisseries des manufactures de Louis XVI. Paris revêt une nouvelle splendeur, inaugure l'ère de la métropole. Mais sa grandeur se borne souvent à une apparence extérieure, aux matériaux prétentieux qui ne sont fréquemment que des imitations, le marbre est seulement du stuc, la pierre, du mortier ; les splendides façades ne sont que revêtement, la riche décoration est informe, dénuée de structure interne. Correspondant à l'attitude parvenue de la nouvelle société, un élément douteux se glisse dans l'architecture. Une fois de plus, Paris devient la capitale de l'Europe, cependant non pas dans le sens antérieur, en tant que centre d'art et de culture, mais comme la métropole du monde du divertissement, la cité de l'opéra, des opérettes, des bals, des boulevards, des restaurants, des grands magasins, des expositions universelles et des plaisirs faciles.

Le Second Empire est l'époque typique de l'éclectisme -- une période sans style qui lui soit propre en architecture et dans les arts industriels, et sans unité stylistique dans sa peinture. De nouveaux théâtres, hôtels, maisons de rapport, casernes, grands magasins, halles sont érigés ; des quartiers entiers sortent de terre. Paris est presque entièrement reconstruit par Haussmann, mais à part le principe d'espace et les débuts de la construction métallique, tout ceci intervient sans une seule idée architecturale originale. Au cours des époques antérieures, différents styles avaient rivalisé et coexisté ; la divergence entre le style historiquement important, qui n'était pas en accord avec le goût des classes dirigeantes, et un style inférieur, historiquement insignifiant mais populaire, était un phénomène bien connu. Cependant, les tendances artistiquement importantes n'avaient jamais rencontré aussi peu d'approbation que maintenant. Devant aucune autre époque nous ne ressentons aussi fortement que l'histoire de l'art et de la littérature, se limitant aux phénomènes historiquement valables et significatifs, ne donne qu'un tableau insuffisant de la véritable vie artistique du moment. En d'autres termes, l'histoire des courants progressistes dirigés vers l'avenir, et celle des tendances qui prédominent en raison de leur succès et de leur influence momentanée, se réfèrent à deux ensembles d'actes totalement différents. Un Octave Feuillet et un Paul Baudry, auxquels on accorde dix lignes dans nos manuels scolaires, occupaient une place infiniment plus importante dans la conscience du public contemporain que Flaubert ou Courbet, auxquels nous consacrons tant de pages. La vie artistique du Second Empire est régie par les productions faciles et plaisantes, destinées à la bourgeoisie à l'esprit paresseux et avide de confort. La bourgeoisie, qui donne naissance à l'architecture prétentieuse de l'époque, fondée sur les plus grands modèles mais généralement vide et dénuée de structure, qui entasse dans ses habitations les articles pseudo-historiques coûteux mais le plus souvent absolument superflus, apprécie un style de peinture qui n'est pas autre chose qu'une agréable décoration murale, une musique légère et attrayante, et un théâtre qui célèbre ses triomphes grâce aux trucs de « la pièce bien faite ». Un mauvais goût imprécis, aisément satisfait impose maintenant la mode tandis que le véritable art devient l'apanage d'une couche de connaisseurs qui n'ont pas la possibilité d'offrir aux artistes les compensations adéquates pour leurs réalisations.

Arnold HAUSER,
Histoire sociale de l'art et de la littérature, 1953

Aucun commentaire: