mercredi 31 janvier 2007

Honoré DAUMIER et la Monarchie de Juillet


Honoré Daumier, Gargantua, lithographie, image publiée en 1831 dans La Caricature. Suite à cette publication, Daumier est déféré en cour d'assises le 29 février 1832, et condamné à six mois de prison avec sursis. Libre, il récidive. Les six mois de sursis deviennent six mois fermes, à la prison Sainte-Pélagie.

Après la révolution de Juillet (1830), lorsque le banquier libéral Laffite conduisit en triomphe son compère le duc d'Orléans à l'hôtel de Ville (1), il laissa échapper ces mots : « À partir d'aujourd'hui commence le règne des banquiers. (2)» Laffite venait de trahir le secret de la révolution.

Ce n'est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais une fraction de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux, ce que l'on appelle l'aristocratie financière. Installée sur le trône, elle dictait les lois aux Chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères jusqu'aux bureaux de tabac.

La bourgeoisie industrielle proprement dite formait une partie de l'opposition officielle, c'est-à-dire qu'elle n'était représentée que comme minorité dans les Chambres. Son opposition se fit de plus en plus résolue au fur et à mesure que le développement de l'hégémonie de l'aristocratie financière devenait plus net et qu'après les émeutes de 1832, 1834 et 1839 noyées dans le sang (3), elle crut elle-même sa domination sur la classe ouvrière plus assurée. (...)

La petite bourgeoisie dans toutes ses stratifications, ainsi que la classe paysanne étaient complètement exclues du pouvoir politique. Enfin, se trouvaient dans l'opposition officielle, ou complètement en dehors du pays légal (4), les représentants idéologiques et les porte-parole des classes que nous venons de citer, leurs savants, leurs avocats, leurs médecins, etc., en un mot ce que l'on appelait les capacités.

Dès le début, la pénurie financière mit la monarchie de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance devint la source inépuisable d'une pénurie financière croissante. Impossible de subordonner la gestion de l'État à l'intérêt de la production nationale sans établir l'équilibre du budget, c'est-à-dire l'équilibre entre les dépenses et les recettes de l'État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train de l'État, c'est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutien du système dominant, et sans réorganiser l'assiette des impôts, c'est-à-dire sans rejeter une partie notable du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle-même ?

L'endettement de l'État était d'un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C'était précisément le déficit de l'État qui était l'objet même de ses spéculations et la source principale de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or chaque nouvel emprunt fournissait à l'aristocratie financière une nouvelle occasion de rançonner l'Etat, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers, dans les conditions les plus défavorables. Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion de dévaliser le public qui place ses capitaux en rentes sur l'État, au moyen d'opérations de Bourse, au secret desquelles gouvernement et majorité de la Chambre étaient initiés. En général, l'instabilité du crédit public et la connaissance des secrets d'État permettaient aux banquiers, ainsi qu'à leurs affiliés dans les Chambres et sur le trône, de provoquer dans le cours des valeurs publiques des fluctuations insolites et brusques dont le résultat constant ne pouvait être que la ruine d'une masse de petits capitalistes et l'enrichissement fabuleusement rapide des grands spéculateurs. Le déficit budgétaire étant l'intérêt direct de la fraction de la bourgeoisie au pouvoir, on s'explique le fait que le budget extraordinaire, dans les dernières années du gouvernement de Louis-Philippe, ait dépassé de beaucoup le double de son montant sous Napoléon, atteignant même près de 400 millions de francs par an, alors que la moyenne de l'exportation globale annuelle de la France s'est rarement élevée à 750 millions de francs. En outre, les sommes énormes passant ainsi entre les mains de l'État laissaient place à des contrats de livraison frauduleux, à des corruptions, à des malversations et à des escroqueries de toute espèce. Le pillage de l'État en grand, tel qu'il se pratiquait au moyen des emprunts, se renouvelait en détail dans les travaux publics. Les relations entre la Chambre et le gouvernement se trouvaient multipliées sous forme de relations entre les différentes administrations et les différents entrepreneurs.

De même que les dépenses publiques en général et les emprunts publics, la classe dominante exploitait aussi les constructions de lignes de chemin de fer. Les Chambres en rejetaient sur l'État les principales charges et assuraient à l'aristocratie financière spéculatrice la manne dorée. On se souvient des scandales qui éclatèrent à la Chambre des députés lorsqu'on découvrit, par hasard, que tous les membres de la majorité, y compris une partie des ministres, étaient actionnaires des entreprises mêmes de voies ferrées, à qui ils confiaient ensuite, à titre de législateurs, l'exécution de lignes de chemins de fer pour le compte de l'État.

Par contre, la moindre réforme financière échouait devant l'influence des banquiers, telle, par exemple, la réforme postale. Rothschild protesta, l'État avait-il le droit d'amoindrir des sources de revenu qui lui servaient à payer les intérêts de sa dette sans cesse croissante ?

La monarchie de Juillet n'était qu'une société par actions fondée pour l'exploitation de la richesse nationale française dont les dividendes étaient partagés entre les ministres, les banquiers, 240 000 électeurs et leur coteriee. Louis-Philippe était le directeur de cette société : Robert Macaire (5) sur le trône. Le commerce, l'industrie, l'agriculture, la navigation, les intérêts de la bourgeoisie industrielle ne pouvaient être que menacés et lésés sans cesse par ce système. Aussi, celle-ci avait-elle inscrit sur son drapeau, pendant les journées de Juillet : Gouvernement à bon marché.

Pendant que l'aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l'État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l'opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu'au café borgne, se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s'enrichir, non point par la production, mais par l'escamotage de la richesse d'autrui déjà existante. C'est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l'assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c'est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l'or, la boue et le sang s'entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L'aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n'est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise.

Quant aux fractions de la bourgeoisie française qui n'étaient pas au pouvoir, elles criaient « À bas la corruption ! », le peuple criait : « À bas les grands voleurs ! À bas les assassins ! » quand, en 1847, dans les théâtres les plus illustres de la société bourgeoise, on représentait publiquement les scènes mêmes qui conduisent, d'ordinaire, le lumpenprolétariat dans les bordels, dans les hospices et dans les maisons de fous, devant les juges, dans les bagnes et à l'échafaud.

La bourgeoisie industrielle voyait ses intérêts menacés, la petite bourgeoisie était moralement indignée, l'imagination populaire s'insurgeait, Paris était inondé de pamphlets : « La dynastie Rothschild » « Les Juifs, rois de l'époque » (6), etc., où l'on dénonçait, flétrissait avec plus ou moins d'esprit, la domination de l'aristocratie financière.

Rien pour la gloire ! La paix partout et toujours ! La guerre fait baisser le cours du 3 et du 4 %. Voilà ce qu'avait écrit sur son drapeau la France des Juifs de la Bourse. Aussi, sa politique étrangère sombra-t-elle dans une série d'humiliations du sentiment national français, qui réagissait avec d'autant plus de vivacité que l'annexion de Cracovie par l’Autriche avait consommé le pillage de la Pologne et que Guizot, dans la guerre du Sonderbund (7), s'était mis activement du côté de la Sainte-Alliance. La victoire des libéraux suisses dans ce semblant de guerre redonna de la confiance à l'opposition bourgeoise en France et le soulèvement sanglant du peuple à Palerme agit comme une décharge électrique sur la masse populaire paralysée et réveilla ses grands souvenirs et ses passions révolutionnaires (8).

Karl MARX,
Les Luttes de classes en France, janvier 1850 (texte publié en français dans le no1 de la Nouvelle Gazette Rhénane. Revue politique et économique)

(1) Après la victoire de la révolution de Juillet, le duc d'Orléans (Louis-Philippe) fut proclamé “ lieutenant-général du royaume ” et plus tard ''roi des Français''. À l'Hôtel de ville, siégea le Gouvernement provisoire qui se constitua après le renversement de Charles X.
(2) Autour du pouvoir orléaniste gravite un grand nombre de banquier : Laffite, Casimir-Périer, Hausmann, James de Rothschild.
(3)
Le 5 juin 1832, eut lieu à Paris une insurrection organisée et préparée par la Société des Amis du peuple et par d'autres associations révolutionnaires. Ce furent les funérailles du général Lamarque, chef du groupe républicain à la Chambre des députés, qui en fournirent l'occasion. Les organisations révolutionnaires voulaient uniquement faire une manifestation, mais celle-ci se termina par une émeute. Quand les manifestants déroulèrent un drapeau rouge portant l'inscription : « La liberté ou la mort », ils furent attaqués par les troupes. On éleva des barricades dont les dernières furent détruites par le feu des canons dans la soirée du 6 juin.
Le 9 avril 1834, éclata une nouvelle insurrection des ouvriers lyonnais organisés en sociétés mutuelles contre les nouvelles dispositions légales visant à interdire les associations de moins de 20 personnes (la première eut lieu en 1831) ; elle fut provoquée par un jugement de tribunal contre quelques ouvriers qui avaient organisé une lutte à propos des salaires. Après un combat opiniâtre et sanglant qui dura plusieurs jours, l'insurrection se termina, par la défaite.
Le 12 mai 1839, les Sociétés ouvrières secrètes disciplinées par Barbès et par Blanqui (Société des familles, Société des saisons) déclenchèrent une insurrection qui fut immédiatement noyée dans le sang et entraîna la condamnation à la réclusion de ses instigateurs.
(4)C'est ainsi qu'on appelait sous la monarchie de Juillet la minorité possédante qui avait le droit de vote par opposition aux grandes masses de la population qui en étaient privées.
(5)Robert Macaire, personnage de l'Auberge des Adrets (1832) et de Robert Macaire (1834) ; type du chevalier d'industrie habile et filou. On le retrouve dans la comédie de Benjamin Antier et Frédérick Lemaître : Robert et Bertrand (1834). Honoré Daumier a immortalisé sa figure dans une suite de caricatures (Caricaturana, 1836-1838).
(6) En 1845 paraît le livre d'Alphonse Toussenel : Les Juifs, rois de l'époque, Histoire de la féodalité financière. L'année suivante, G. Dairnvaell publie l'Histoire édifiante et curieuse de Rothschild Ier, roi des Juifs. Le livre a 15 éditions et suscite une foule de brochures du même genre.
(7) Le Sonderbund était une ligue secrète de défense formée par 7 cantons suisses où dominait l'influence des jésuites. La Diète suisse décida, en octobre 1847, de détruire le Sonderbund par la force. Dans une guerre de vingt-six jours les cantons catholiques furent défaits et les libéraux triomphèrent.
(8) « Annexion de Cracovie à l'Autriche en accord avec la Russie et la Prusse, 11 novembre 1846. Guerre du Sonderbund du 4 au 28 novembre 1847. Soulèvement de Palerme, le 12 janvier 1848. Fin janvier, bombardement de neuf jours de la ville par les Napolitains. » (Note d'Engels pour l'édition allemande de 1895.)
La ville de Cracovie avait échappé jusqu'ici aux partages successifs de la Pologne de 1772, 1793 et 1795. La Guerre du Sonderbund opposa les cantons libéraux de la Suisse aux cantons qui avaient formé la ligue secrète de défense. Le soulèvement de Palerme est le prélude à la révolution de 1848 en Italie.




Honoré DAUMIER, Rue Transnonain, le 15 avril 1834, lithographie, planche 24 de L'Association mensuelle de juillet 1834, Collection de l'Association des Amis d'Honoré Daumier


Je veux parler maintenant de l'un des hommes les plus importants, je ne dirai pas seulement de la caricature, mais encore de l'art moderne, d'un homme qui, tous les matins, divertit la population parisienne, qui, chaque jour, satisfait aux besoins de la gaieté publique, et lui donne sa pâture. Le bourgeois, l'homme d'affaires, le gamin, la femme, rient et passent souvent, les ingrats ! sans regarder le nom. Jusqu'à présent les artistes seuls ont compris tout ce qu'il y a de sérieux là-dedans, et que c'est vraiment matière à une étude. On devine qu'il s'agit de Daumier.

Les commencements d'Honoré Daumier ne furent pas très-éclatants ; il dessina, parce qu'il avait besoin de dessiner, vocation inéluctable. Il mit d'abord quelques croquis dans un petit journal créé par William Duckett (
La Silhouette) ; puis Achille Ricourt, qui faisait alors le commerce des estampes, lui en acheta quelques autres. La révolution de 1830 causa, comme toutes les révolutions, une fièvre caricaturale. Ce fut vraiment pour les caricaturistes une belle époque. Dans cette guerre acharnée contre le gouvernement, et particulièrement contre le roi, on était tout coeur, tout feu. C'est véritablement une oeuvre curieuse à contempler aujourd'hui que cette vaste série de bouffonneries historiques qu'on appelait la Caricature, grandes archives comiques, où tous les artistes de quelque valeur apportèrent leur contingent. C'est un tohu-bohu, un capharnaüm, une prodigieuse comédie satanique, tantôt bouffonne, tantôt sanglante, où défilent, affublées de costumes variés et grotesques, toutes les honorabilités politiques. Parmi tous ces grands hommes de la monarchie naissante, que de noms déjà oubliés ! Cette fantastique épopée est dominée, couronnée par la pyramidale et olympienne Poire de processive mémoire. On se rappelle que Philipon, qui avait à chaque instant maille à partir avec la justice royale, voulant une fois prouver au tribunal que rien n'était plus innocent que cette irritante et malencontreuse poire, dessina à l'audience même une série de croquis dont le premier représentait exactement la figure royale, et dont chacun, s'éloignant de plus en plus du terme primitif, se rapprochait davantage au terme fatal : la poire: « Voyez, disait-il, quel rapport trouvez-vous entre ce dernier croquis et le premier ? » On a fait des expériences analogues sur la tête de Jésus et sur celle de l'Apollon, et je crois qu'on est parvenu à ramener l'une des deux à la ressemblance d'un crapaud. Cela ne prouvait absolument rien. Le symbole avait été trouvé par une analogie complaisante. Le symbole dès lors suffisait. Avec cette espèce d'argot plastique, on était le maître de dire et de faire comprendre au peuple tout ce qu'on voulait. Ce fut donc autour de cette poire tyrannique et maudite que se rassembla la grande bande des hurleurs patriotes. Le fait est qu'on y mettait un acharnement et un ensemble merveilleux, et avec quelque opiniâtreté que ripostât la justice, c'est aujourd'hui un sujet d'énorme étonnement, quand on feuillette ces bouffonnes archives, qu'une guerre si furieuse ait pu se continuer pendant des années.

Tout à l'heure, je crois, j'ai dit : bouffonnerie sanglante. En effet, ces dessins sont souvent pleins de sang et de fureur. Massacres, emprisonnements, arrestations, perquisitions, procès, assommades de la police, tous ces épisodes des premiers temps du gouvernement de 1830 reparaissent a chaque instant ; qu'on en juge :

La Liberté, jeune et belle, assoupie dans un dangereux sommeil, coiffée de son bonnet phrygien, ne pense guère au danger qui la menace. Un homme s'avance vers elle avec précaution, plein d'un mauvais dessein. Il a l'encolure des hommes de la halle ou des gros propriétaires. Sa tête piriforme est surmontée d'un toupet très proéminent et flanquée de larges favoris. Le monstre est vu de dos, et le plaisir de deviner son nom n'ajoutait pas peu de prix à l'estampe. Il s'avance vers la jeune personne. Il s'apprête à la violer.

— Avez-vous fait vos prières ce soir, Madame ? —C'est Othello-Philippe qui étouffe l'innocente Liberté, malgré ses cris et sa résistance.

Le long d'une maison plus que suspecte passe une toute jeune fille, coiffée de son petit bonnet phrygien ; elle le porte avec l'innocente coquetterie d'une grisette démocrate. MM. un tel et un tel (visages connus, —des ministres, à coup sûr, des plus honorables) font ici un singulier métier. Ils circonviennent la pauvre enfant, lui disent à l'oreille des câlineries ou des saletés, et la poussent doucement vers l'étroit corridor. Derrière une porte, l'Homme se devine. Son profil est perdu, mais c'est bien lui! Voilà le toupet et les favoris. Il attend, il est impatient !

Voici la Liberté traînée devant une cour prévôtale ou tout autre tribunal gothique : grande galerie de portraits actuels avec costumes anciens.

Voici la Liberté amenée dans la chambre des tourmenteurs. On va lui broyer ses chevilles délicates, on va lui ballonner le ventre avec des torrents d'eau, ou accomplir sur elle toute autre abomination. Ces athlètes aux bras nus, aux formes robustes, affamés de tortures, sont faciles à reconnaître. C'est M. un tel, M. un tel et M. un tel, — les bêtes noires de l'opinion.

Dans tous ces dessins, dont la plupart sont faits avec un sérieux et une conscience remarquables, le roi joue toujours un rôle d'ogre, d'assassin, de Gargantua inassouvi, pis encore quelquefois. Depuis la révolution de Février (1848), je n'ai vu qu'une seule caricature dont la férocité me rappelât le temps des grandes fureurs politiques ; car tous les plaidoyers politiques étalés aux carreaux, lors de la grande élection présidentielle, n'offraient que des choses pâles au prix des produits de l'époque dont je viens de parler. C'était peu après les malheureux massacres de Rouen. — Sur le premier plan, un cadavre, troué de balles, couché sur une civière ; derrière lui tous les gros bonnets de la ville, en uniforme, bien frisés, bien sanglés, bien attifés, les moustaches en croc et gonflés d'orgueil ; il doit y avoir là-dedans des dandys bourgeois qui vont monter leur garde ou réprimer l'émeute avec un bouquet de violettes à la boutonnière de leur tunique ; enfin, un idéal de garde bourgeoise, comme disait le plus célèbre de nos démagogues (La Fayette). À genoux devant la civière, enveloppé dans sa robe de juge, la bouche ouverte et montrant comme un requin la rangée de ses dents taillées en scie, F. C. (1) promène lentement sa griffe sur la chair du cadavre qu'il égratigne avec délices. — Ah! le Normand! dit-il, il fait le mort pour ne pas répondre à la Justice !

C'était avec cette même fureur que la Caricature faisait la guerre au gouvernement. Daumier joua un rôle important dans cette escarmouche permanente. On avait inventé un moyen de subvenir aux amendes dont le Charivari était accablé; c'était de publier dans la Caricature des dessins supplémentaires dont la vente était affectée au payement des amendes. A propos du lamentable massacre de la rue Transnonain, Daumier se montra vraiment grand artiste ; le dessin est devenu assez rare, car il fut saisi et détruit. Ce n'est pas précisément de la caricature, c'est de l'histoire, de la triviale et terrible réalité. — Dans une chambre pauvre et triste, la chambre traditionnelle du prolétaire, aux meubles banals et indispensables, le corps d'un ouvrier nu, en chemise et en bonnet de coton, gît sur le dos, tout de son long, les jambes et les bras écartés. Il y a eu sans doute dans la chambre une grande lutte et un grand tapage, car les chaises sont renversées, ainsi que la table de nuit et le pot de chambre. Sous le poids de son cadavre, le père écrase entre son dos et le carreau le cadavre de son petit enfant. Dans cette mansarde froide il n'y a rien que le silence et la mort.

Ce fut aussi à cette époque que Daumier entreprit une galerie satirique de portraits de personnages politiques. Il y en eut deux, l'une en pied, l'autre en buste. Celle-ci, je crois est postérieure et ne contenait que des pairs de France. L'artiste y révéla une intelligence merveilleuse du portrait ; tout en chargeant et en exagérant les traits originaux, il est si sincèrement resté dans la nature, que ces morceaux peuvent servir de modèle à tous les portraitistes. Toutes les pauvretés de l'esprit, tous les ridicules, toutes les manies de l'intelligence, tous les vices du coeur se lisent et se font voir clairement sur ces visages animalisés ; et en même temps, tout est dessiné et accentué largement. Daumier fut à la fois souple comme un artiste et exact comme Lavater. Du reste, celles de ses oeuvres datées de ce temps-là diffèrent beaucoup de ce qu'il fait aujourd'hui. Ce n'est pas la même facilité d'improvisation, le lâché et la légèreté de crayon qu'il a acquis plus tard. C'est quelquefois un peu lourd, rarement cependant, mais toujours très fini, très consciencieux et très sévère.

Je me rappelle encore un fort beau dessin qui appartient à la même classe : La Liberté de la Presse. Au milieu de ses instruments émancipateurs, de son matériel d'imprimerie, un ouvrier typographe, coiffé sur l'oreille du sacramentel bonnet de papier, les manches de chemise retroussées, carrément campé, établi solidement sur ses grands pieds, ferme les deux poings et fronce les sourcils. Tout cet homme est musclé et charpenté comme les figures des grands maîtres. Dans le fond, l'éternel Philippe et ses sergents de ville. Ils n'osent pas venir s'y frotter.

Mais notre grand artiste a fait des choses bien diverses. Je vais décrire quelques-unes des planches les plus frappantes, empruntées à des genres différents. J'analyserai ensuite la valeur philosophique et artistique de ce singulier homme, et à la fin, avant de me séparer de lui, je donnerai la liste des différentes séries et catégories de son oeuvre ou du moins je ferai pour le mieux, car actuellement son oeuvre est un labyrinthe, une forêt d'une abondance inextricable.

Le Dernier Bain, caricature sérieuse et lamentable. — Sur le parapet d'un quai, debout et déjà penché, faisant un angle aigu avec la base d'où il se détache comme une statue qui perd son équilibre, un homme se laisse tomber roide dans la rivière. Il faut qu'il soit bien décidé ; ses bras sont tranquillement croisés ; un fort gros pavé est attaché à son cou avec une corde. Il a bien juré de n'en pas réchapper. Ce n'est pas un suicide de poète qui veut être repêché et faire parler de lui. C'est la redingote chétive et grimaçante qu'il faut voir, sous laquelle tous les os font saillie ! Et la cravate maladive et tortillée comme un serpent, et la pomme d'Adam, osseuse et pointue ! Décidément, on n'a pas le courage d'en vouloir à ce pauvre diable d'aller fuir sous l'eau le spectacle de la civilisation. Dans le fond, de l'autre côté de la rivière, un bourgeois contemplatif, au ventre rondelet, se livre aux délices innocentes de la pêche.

Figurez-vous un coin très-retiré d'une barrière inconnue et peu passante, accablée d'un soleil de plomb. Un homme d'une tournure assez funèbre, un croque-mort ou un médecin, trinque et boit chopine sous un bosquet sans feuilles, un treillis de lattes poussiéreuses, en tête-à-tête avec un hideux squelette. A côté est posé le sablier et la faux. Je ne me rappelle pas le titre de cette planche. Ces deux vaniteux personnages font sans doute un pari homicide ou une savante dissertation sur la mortalité.

Daumier a éparpillé son talent en mille endroits différents. Chargé d'illustrer une assez mauvaise publication médico-poétique, la Némésis médicale, il fit des dessins merveilleux. L'un d'eux, qui a trait au choléra, représente une place publique inondée, criblée de lumière et de chaleur. Le ciel parisien, fidèle à son habitude ironique dans les grands fléaux et les grands remue-ménages politiques, le ciel est splendide ; il est blanc, incandescent d'ardeur. Les ombres sont noires et nettes. Un cadavre est posé en travers d'une porte. Une femme rentre précipitamment en se bouchant le nez et la bouche. La place est déserte et brûlante, plus désolée qu'une place populeuse dont l'émeute a fait une solitude. Dans le fond, se profilent tristement deux ou trois petits corbillards attelés de haridelles comiques, et, au milieu de ce forum de la désolation, un pauvre chien désorienté, sans but et sans pensée, maigre jusqu'aux os, flaire le pavé desséché, la queue serrée entre les jambes.

Voici maintenant le bagne. Un monsieur très docte, habit noir et cravate blanche, un philanthrope, un redresseur de torts, est assis extatiquement entre deux forçats d'une figure épouvantable, stupides comme des crétins, féroces comme des bouledogues, usés comme des loques. L'un d'eux lui raconte qu'il a assassiné son père, violé sa soeur, ou fait toute autre action d'éclat. — Ah ! mon ami, quelle riche organisation vous possédiez ! s'écrie le savant extasié.

Ces échantillons suffisent pour montrer combien sérieuse est souvent la pensée de Daumier, et comme il attaque vivement son sujet. Feuilletez son oeuvre, et vous verrez défiler devant vos yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu'une grande ville contient de vivantes monstruosités. Tout ce qu'elle renferme de trésors effrayants, grotesques, sinistres et bouffons, Daumier le connaît. Le cadavre vivant et affamé, le cadavre gras et repu, les misères ridicules du ménage, toutes les sottises, tous les orgueils, tous les enthousiasmes, tous les désespoirs du bourgeois, rien n'y manque. Nul comme celui-là n'a connu et aimé (à la manière des artistes) le bourgeois, ce dernier vestige du moyen âge, cette ruine gothique qui a la vie si dure, ce type à la fois si banal et si excentrique. Daumier a vécu intimement avec lui, il l'a épié le jour et la nuit, il a appris les mystères de son alcôve, il s'est lié avec sa femme et ses enfants, il sait la forme de son nez et la construction de sa tête, il sait quel esprit fait vivre la maison du haut en bas.

Faire une analyse complète de l'oeuvre de Daumier serait chose impossible ; je vais donner les titres de ses principales séries, sans trop d'appréciations ni de commentaires. Il y a dans toutes des fragments merveilleux.

Robert Macaire, Moeurs conjugales, Types parisiens, Profils et silhouettes, les Baigneurs, les Baigneuses, les Canotiers parisiens, les Bas-bleus, Pastorales, Histoire ancienne, les Bons Bourgeois, les Gens de justice, la Journée de M. Coquelet, les Philanthropes du jour, Actualités, Tout ce qu'on voudra, les Représentants représentés. Ajoutez à cela les deux galeries de portraits dont j'ai parlé (2).

J'ai deux remarques importantes à faire à propos de deux de ces séries, Robert Macaire et l'Histoire ancienne. — Robert Macaire fut l'inauguration décisive de la caricature de moeurs. La grande guerre politique s'était un peu calmée. L'opiniâtreté des poursuites, l'attitude du gouvernement qui s'était affermi, et une certaine lassitude naturelle à l'esprit humain avaient jeté beaucoup d'eau sur tout ce feu. Il fallait trouver du nouveau. Le pamphlet fit place à la comédie. La Satire Ménippée (3) céda le terrain à Molière, et la grande épopée de Robert Macaire, racontée par Daumier d'une manière flambante, succéda aux colères révolutionnaires et aux dessins allusionnels. La caricature, dès lors, prit une allure nouvelle, elle ne fut plus spécialement politique. Elle fut la satire générale des citoyens. Elle entra dans le domaine du roman.

L'Histoire ancienne me paraît une chose importante, parce que c'est pour ainsi dire la meilleure paraphrase du vers célèbre : Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? (4) Daumier s'est abattu brutalement sur l'antiquité, sur la fausse antiquité, —car nul ne sent mieux que lui les grandeurs anciennes, —il a craché dessus ; et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais, et la belle Hélène qui perdit Troie, et tous enfin nous apparaissent dans une laideur bouffonne qui rappelle ces vieilles carcasses d'acteurs tragiques prenant une prise de tabac dans les coulisses. Ce fut un blasphème très amusant, et qui eut son utilité. Je me rappelle qu'un poète lyrique et païen de mes amis en était fort indigné. Il appelait cela une impiété et parlait de la belle Hélène comme d'autres parlent de la Vierge Marie. Mais ceux-là qui n'ont pas un grand respect pour l'Olympe et pour la tragédie furent naturellement portés à s'en réjouir.

Pour conclure, Daumier a poussé son art très-loin, il en a fait un art sérieux ; c'est un grand caricaturiste. Pour l'apprécier dignement, il faut l'analyser au point de vue de l'artiste et au point de vue moral. — Comme artiste, ce qui distingue Daumier, c'est la certitude. Il dessine comme les grands maîtres. Son dessin est abondant, facile, c'est une improvisation suivie ; et pourtant ce n'est jamais du chic. Il a une mémoire merveilleuse et quasi divine qui lui tient lieu de modèle. Toutes ses figures sont bien d'aplomb, toujours dans un mouvement vrai. Il a un talent d'observation tellement sûr qu'on ne trouve pas chez lui une seule tête qui jure avec le corps qui la supporte. Tel nez, tel front, tel oeil, tel pied, telle main. C'est la logique du savant transportée dans un art léger, fugace, qui a contre lui la mobilité même de la vie.

Quant au moral, Daumier a quelques rapports avec Molière. Comme lui, il va droit au but. L'idée se dégage d'emblée. On regarde, on a compris. Les légendes qu'on écrit au bas de ses dessins ne servent pas à grand'chose, car ils pourraient généralement s'en passer. Son comique est, pour ainsi dire, involontaire. L'artiste ne cherche pas, on dirait plutôt que l'idée lui échappe. Sa caricature est formidable d'ampleur, mais sans rancune et sans fiel. Il y a dans toute son oeuvre un fonds d'honnêteté et de bonhomie. Il a, remarquez bien ce trait, souvent refusé de traiter certains motifs satiriques très beaux, et très violents, parce que cela, disait-il, dépassait les limites du comique et pouvait blesser la conscience du genre humain. Aussi quand il est navrant ou terrible, c'est presque sans l'avoir voulu. Il a dépeint ce qu'il a vu, et le résultat s'est produit. Comme il aime très passionnément et très naturellement la nature, il s'élèverait difficilement au comique absolu. Il évite même avec soin tout ce qui ne serait pas pour un public français l'objet d'une perception claire et immédiate.

Encore un mot. Ce qui complète le caractère remarquable de Daumier, et en fait un artiste spécial appartenant à l'illustre famille des maîtres, c'est que son dessin est naturellement coloré. Ses lithographies et ses dessins sur bois éveillent des idées de couleur. Son crayon contient autre chose que du noir bon à délimiter des contours. Il fait deviner la couleur comme la pensée ; or c'est le signe d'un art supérieur, et que tous les artistes intelligents ont clairement vu dans ses ouvrages.


Charles BAUDELAIRE, « Quelques caricaturistes français »,
Le Présent, 1er octobre 1857


NOTES :

(1) Frank-Carré, premier président à la cour de Rouen.

(2) Une production incessante et régulière a rendu cette liste plus qu'incomplète. Une fois j'ai voulu, avec Daumier, faire le catalogue complet de son oeuvre. A nous deux, nous n'avons pu y réussir. (note de Baudelaire)

(3) Pamphlet politique dirigée contre la Ligue, publié en 1594.

(4) Vers de Berchoux.