samedi 17 février 2007

Impressionnisme


Claude MONET, Impression, soleil levant, 1872


ORIGINE PHYSIOLOGIQUE DE L'IMPRESSIONNISME

— Le préjugé du dessin. Étant admis que, si l’œuvre picturale relève du cerveau, de l’âme, elle ne le fait qu’au moyen de l’œil et que l’œil est donc d’abord, tout comme l’oreille en musique. L’Impressionniste est un peintre moderniste qui, doué d’une sensibilité hors du commun, oubliant les tableaux amassés par les siècles dans les musées, oubliant l’éducation optique de l’école (dessin et perspective, coloris), à force de vivre et de voir franchement et primitivement dans les spectacles lumineux en plein air, c’est-à-dire hors de l’atelier éclairé à 45˚, que ce soit la rue, la campagne, les intérieurs, est parvenu à se refaire un œil naturel, à voir naturellement et à peindre naïvement comme il voit.

Primitivement l'œil, ne connaissant que la lumière blanche, avec ses ombres indécomposées, par conséquent, point aidé dans ses expériences par la ressource des colorations discernantes, s'aida des expériences tactiles. Alors, par des associations habituelles d'aide mutuel et ensuite par hérédité des modifications acquises entre la faculté des organes tactiles et celle de l'organe visuel, le sens des formes a passé des doigts dans l'œil. Les formes arrêtées ne relèvent pas primitivement de l'œil et l'œil par succession et raffinement en a tiré pour la commodité de son expérience le sens des contours nets; et de là cette illusion enfantine de la traduction de la réalité vivante et sans plans par le dessin-contour et de la perspective dessinée.

Essentiellement l'œil ne doit connaître que les vibrations lumineuses, comme le nerf acoustique ne connaît que les vibrations sonores. C'est parce que l'œil, après avoir commencé par s'approprier, raffiner et systématiser les facultés tactiles a vécu et s'est instruit, s'est entretenu dans l'illusion par les siècles d'œuvres dessinées que son évolution comme organe des vibrations lumineuses s'est si retardée relativement à celle de l'oreille par exemple, et est encore dans la couleur une intelligence rudimentaire, et que tandis que l'oreille en général analyse aisément les harmoniques, comme un prisme auditif, l'œil voit synthétiquement et grossièrement seulement la lumière et n'a que de vagues pouvoirs de la décomposer dans les spectacles de la nature malgré ses trois fibrilles de Young qui sont les facettes du prisme. Donc un œil naturel (ou raffiné puisque, pour cet organe, avant d'aller, il faut redevenir primitif en se débarrassant des illusions tactiles), un œil naturel oublie les illusions tactiles et sa commode langue morte: le dessin-contour et n'agit que dans sa faculté de sensibilité prismatique. Il arrive à voir la réalité dans l'atmosphère vivante des formes, décomposée, réfractée, réfléchie par les êtres et les choses, en incessantes variations. Telle est cette première caractéristique de l'œil impressionniste.


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L'ŒIL ACADÉMIQUE ET L'ŒIL IMPRESSIONNISTE.—

POLYPHONIE DES COULEURS.— Dans un paysage baigné de lumière, dans lequel les êtres se modèlent comme des grisailles colorées; où l'académique ne voit que la lumière blanche, à l'état épandu, l'impressionniste la voit baignant tout non de morte blancheur, mais de mille combats vibrants, de riches décompositions prismatiques. Où l'académique ne voit que le dessin extérieur enfermant le modelé, il voit les réelles lignes vivantes sans forme géométrique mais bâties de mille touches irrégulières qui, le loin, établissent la vie. Où l'académique voit les choses se plaçant à leurs plans respectifs réguliers selon une carcasse réductible à un pur dessin théorique, il voit la perspective établie par les mille riens de tons et de touches, par les variétés d'états l'air suivant leur plan non immobile mais remuant.

En somme l'œil impressionniste est dans l'évolution humaine l'œil le plus avancé, celui qui jusqu'ici a saisi et a rendu les combinaisons de nuances les plus compliquées connues.
L'impressionniste voit et rend la nature telle qu'elle est, c'est-à-dire uniquement en vibrations colorées. Ni dessin, ni lumière, ni modelé, ni perspective, ni clair-obscur, ces classifications enfantines: tout cela se résout en réalité en vibrations colorées et doit être obtenu sur la toile uniquement par vibrations colorées.

Dans cette petite et étroite exposition de chez Guslitt, la formule est sensible surtout dans le Monet... et le Pissarro... où tout est obtenu par mille touches menues dansantes en tout sens comme des pailles de couleurs — en concurrence vital pour l'impression d'ensemble. Plus de mélodie, isolée, le tout est une symphonie qui est la vie vivante et variante, comme «les voix de la forêt» des théories de Wagner en concurrent vitale pour la grande voix de la forêt, comme l'Inconscient, loi du monde, est la grande voie mélodique, résultante de la symphonie des consciences de races et d'individus. Tel est le principe de l'école du plein-air impressionniste. Et l'œil du maître sera celui qui discernera et rendra les dégradations, les décompositions les plus sensibles, cela sur une simple toile plane. Ce principe a été, non systématiquement, mais par génie appliqué en poésie et dans le roman chez nous.



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FAUSSE ÉDUCATION DE NOS YEUX.— Or chacun sait que nous ne voyons pas les couleurs de la palette en elles-mêmes, mais selon les illusions correspondantes à l'éducation que nous ont donnée les tableaux des siècles, et avant tout pour la lumière que peut nous donner la palette. (Comparez photométriquement le soleil le plus éblouissant de Turner à la flamme de la plus triste chandelle.) Le jugement réflexe d'une convention harmonique innée pour ainsi dire se fait entre la sensation visuelle du paysage et la sensation des ressources étalées sur la palette. C'est la langue proportionnelle du peintre, qu'il enrichit proportionnellement à la richesse du développement de sa sensibilité optique. De même pour les grandeurs et la perspective. Oserai-je dire qu'en ce sens la palette du peintre est à la lumière réelle et à ses jeux en couleur sur les réalités réfléchissantes et réfractantes, ce que la perspective sur une toile plane est à la profondeur et aux plans réels de la réalité dans l'espace? Ces deux conventions sont les ressources du peintre.


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MOBILITÉ DU PAYSAGE ET MOBILITÉ DES IMPRESSIONS DU PEINTRE. — Critiques qui codifiez le beau et guidez l'art, voici un peintre qui vient planter son chevalet devant un paysage assez stable comme lumière, un état d'après-midi, par exemple. Supposons qu'au lieu de peindre son paysage en plusieurs séances, il a le bon sens d'en établir la vie de tons en quinze minutes, c'est-à-dire qu'il est impressionniste. Il arrive là avec sa sensibilité d'optique propre. Cette sensibilité est à cette heure, selon les états fatigants ou ménageants qu'il vient de traverser, éblouie ou en éveil, et ce n'est pas la sensibilité d'un seul organe, mais les trois sensibilités en concurrence vitale des trois fébriles de Young. Dans ces quinze minutes l'éclairage du paysage: le ciel vivant, les terrains, les verdures, tout cela dans le réseau immatériel de la riche atmosphère avec la vie incessamment ondulatoire de ses corpuscules invisibles réfléchissants ou réfractants, l'éclairage du paysage a infiniment varié, a vécu en un mot.

Dans ces quinze minutes, la sensibilité optique du peintre a varié et revarié, a été bouleversée dans son appréciation de la constance proportionnelle et de la relativité des tons du paysage entre eux. Impondérables fusions de tons, contrariétés de perceptions, distractions inappréciables, subordinations et dominations, variations de la puissance de réaction des trois fébriles optiques entre elles et au dehors, combats infinis et infinitésimaux.

Un exemple entre des milliards. Je vois tel violet, j'abaisse mes yeux vers ma palette pour l'y combiner, mon oeil est involontairement tiré par la blancheur de ma manchette; mon oeil a changé, mon violet en souffre, etc., etc...

De sorte qu'en définitive, même en ne restant que quinze minutes devant un paysage, l'œuvre ne sera jamais l'équivalent de la réalité fugitive, mais le compte-rendu d'une certaine sensibilité optique sans identique à un moment qui ne se reproduira plus identique chez cet individu, sous l'excitation d'un paysage à un moment de sa vie lumineuse qui n'aura plus l'état identique de ce moment.

Notez en gros trois périodes d'état devant un paysage: l'acuité croissante de la sensibilité optique sous l'excitation de ce spectacle nouveau, le summum d'acuité, puis la décroissance de la fatigue nerveuse.

Ajoutez l'atmosphère infiniment variable, la meilleure galerie où sera exposée cette toile, la vie minutieuse et quotidienne des tons de cette toile s'usant et se combattant. Et enfin pour les spectateurs autant de sensibilités sans identique et chez chacun d'eux l'infini des moments uniques des sensibilités.

L'objet et le sujet sont donc irrémédiablement mouvants, insaisissables et insaisissants. Les éclairs d'identité entre le sujet et l'objet, c'est le propre du génie. Chercher à codifier les éclairs est une plaisanterie d'école.


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DOUBLE ILLUSION DU BEAU ABSOLU ET DE L'HOMME ABSOLU.— INNOMBRABLES CLAVIERS HUMAINS. — La vieille esthétique a radoté alternativement sur ces deux illusions: le Beau absolu, objectif — l'homme absolu, subjectif, le Goût.

On a aujourd'hui un sentiment plus exact de la Vie en nous et hors de nous.

Chaque homme est selon son moment dans le temps, son milieu de race et de condition sociale, son moment d'évolution individuelle, un certain clavier sur lequel le monde extérieur joue d'une certaine façon. Mon clavier est perpétuellement changeant et il n'y en a pas un autre identique au mien. Tous les claviers sont légitimes.

De même, le monde extérieur est une symphonie perpétuellement changeante (la loi de Feschner, la perception des différences décroissant en raison inverse des intensités). Les arts optiques relèvent de l'œil et uniquement de l'œil.

Il n'y a pas au monde deux yeux identiques comme organe et comme faculté.

Tous nos organes sont en concurrence vitale: chez le peintre l'œil domine, chez le musicien l'oreille, chez le métaphysicien certaine faculté, etc...

L'œil le plus digne d'admiration est celui qui est allé le plus loin dans l'évolution de cet organe, et par conséquent la peinture la plus admirable sera, non pas celle où il y aura ces chimères d'écoles à la beauté hellénique», «le coloris vénitien», «la pensée de Cornélius», etc., mais bien celle qui révélera cet œil par le raffiné de ses nuances ou le compliqué de ses lignes.

L'état le plus favorable à la liberté de cette évolution est la suppression des écoles, des jurés, des médailles, ces meubles enfantins, du patronage de l'État, du parasitisme des critiques d'art sans œil; le dilettantisme nihiliste, l'anarchie ouverte à toutes les influences, telle qu'elle règne parmi les artistes français en ce moment: «Laissez faire, laissez passer». Au-dessus de l'humanité, la Loi suit son développement réflexe et l'Inconscient souffle où il veut.



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DEFINITION DU PLEIN-AIR. —Le plein-air, formule qui servit d'abord et surtout aux paysagistes de l'école de Barbizon (village près de la forêt de Fontainebleau), ne signifie pas cela. Ce plein-air des paysagistes impressionnistes, il commande leur peinture entière et signifie la peinture des êtres ou des choses dans leur atmosphère : paysage, salons à la bougie ou simples intérieurs, rues, coulisses éclairées au gaz, usines, halles, hôpitaux, etc.



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EXPLICATION DES APPARENTES EXAGÉRATIONS IMPRESSIONNISTES. —L'œil commun du public et de la critique non artiste, élevé à voir la réalité dans des harmonies établies et fixées par la foule de ses peintres médiocres comme œil, cet œil n'a aucun droit contre ces yeux aigus d'artistes qui, plus sensibles aux variations lumineuses en noteront naturellement sur leur toile des nuances, des rapports de nuances rares, imprévus, inconnus qui feront crier les aveugles à l'excentricité voulue, et même dût-on faire la part de l'incohérence d'un œil naturellement, volontairement si l'on veut, exaspéré dans la hâte de ces œuvres d'impressions notées dans la toute première ivresse sensorielle d'une réalité déjà choisie rare et imprévue, tout cela, la langue de la palette par rapport à la réalité étant une langue conventionnelle et susceptible d'assaisonnements nouveaux, tout cela n'est-il pas plus artiste, plus vivant et par conséquent plus fécond pour l'avenir que les tristes et immuables recettes des coloris académiques ?



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PROGRAMME DES PEINTRES FUTURS. — Le groupe de peintres, les plus vivants, les plus audacieux qu'on ait jamais vus, et les plus sincères (ils vivent dans les risées ou l'indifférence, c'est-à-dire presque dans la misère), avec la voix d'une certaine presse en minorité, demande que l'État cesse de s'occuper de l'art, qu'on vende l'École de Rome (villa Médicis), qu'on ferme l'Institut, qu'il n'y ait plus de médaille ou autre récompense, que les artistes vivent dans l'anarchie, qui est la vie, qui est chacun laissé à ses propres forces et non annihilé ou entravé par l'enseignement académique vivant du passé. Plus de beau officiel, le public sans guide apprendra à voir par lui-même et ira naturellement aux peintres qui l'intéressent d'une façon moderne, vivante, et non grecque ou renaissance. Pas plus de salons officiels et de médailles qu'il n'y en a pour les littérateurs. De même que ceux-ci travaillent par eux-mêmes et cherchent à placer leur œuvre aux vitrines des éditeurs, de même ils travailleront à leur goût et chercheront à placer aux vitrines des marchands de tableaux. Ce sera leur salon.



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LES CADRES EN RAPPORT AVEC L'ŒUVRE. — Les expositions d'indépendants ont substitué la variété intelligente et raffinée des cadres de fantaisie au perpétuel cadre doré à moulures faisant partie du magasin des poncifs académiques. Un paysage vert soleil, une page blonde d'hiver, un intérieur papillotant de lustres et de toilettes exigent, des cadres différents que leurs auteurs respectifs sauront seuls confectionner, comme une femme sait mieux que personne quelles nuances d'étoffes et quelles poudres, et quelles tentures de boudoir feront valoir son teint, l'expression de son visage, ses manières. Nous avons vu des cadres plats, blancs, rose-pâle, verts, jaune jonquille, d'autres bariolés à outrance de mille tons et de mille façons. Cette mode a eu son contre-coup dans les salons officiels, mais n'y a produit que nouveautés bourgeoises, genre peluche et autres.



Jules LAFORGUE, « L'art impressionniste »,
Œuvres complètes, Mélanges posthumes, Paris, Mercure de France, 1903





En 1865, Edouard Manet est encore reçu au Salon ; il expose un Christ insulté par les soldats et son chef d'œuvre, son Olympia. J'ai dit chef-d'œuvre, et je ne retire pas le mot. Je prétends que cette toile est véritablement la chair et le sang du peintre. Elle le contient tout entier et ne contient que lui. Elle restera comme l'œuvre caractéristique de son talent, comme la marque la plus haute de sa puissance. J'ai lu en elle la personnalité d'Édouard Manet, et lorsque j'ai analysé le tempérament de l'artiste, j'avais uniquement devant les yeux cette toile qui renferme toutes les autres. Nous avons ici, comme disent les amuseurs publics, une gravure d'Epinal. Olympia, couchée sur des linges blancs, fait une grande tache pâle sur le fond noir; dans ce fond noir se trouve la tête de la négresse qui apporte un bouquet et ce fameux chat qui a tant égayé le public. Au premier regard, on ne distingue ainsi que deux teintes dans le tableau, deux teintes violentes, s'enlevant l'une sur l'autre. D'ailleurs, les détails ont disparu. Regardez la tête de la jeune fille: les lèvres sont deux minces lignes roses, les yeux se réduisent à quelques traits noirs. Voyez maintenant le bouquet, et de près, je vous prie: des plaques roses, des plaques bleues, des plaques vertes. Tout se simplifie, et si vous voulez reconstruire la réalité, il faut que vous reculiez de quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire: chaque objet se met à son plan, la tête d'Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une merveille d'éclat et de fraîcheur. La justesse de l'œil et la simplicité de la main ont fait ce miracle; le peintre a procédé comme la nature procède elle-même, par masses claires, par larges pans de lumière, et son œuvre a l'aspect un peu rude et austère de la nature. Il y a d'ailleurs des partis pris; l'art ne vit que de fanatisme. Et ces partis pris sont justement cette sécheresse élégante, cette violence des transitions que j'ai signalées. C'est l'accent personnel, la saveur particulière de l'œuvre. Rien n'est d'une finesse plus exquise que les tons pâles des linges blancs différents sur lesquels Olympia est couchée. Il y a, dans la juxtaposition de ces blancs, une immense difficulté vaincue. Le corps lui-même de l'enfant a des pâleurs charmantes; c'est une jeune fille de seize ans, sans doute un modèle qu'Édouard Manet a tranquillement copié tel qu'il était. Et tout le monde a crié: on a trouvé ce corps nu indécent; cela devait être, puisque c'est là de la chair, une fille que l'artiste a jetée sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée. Lorsque nos artistes nous donnent des Vénus, ils corrigent la nature, ils mentent. Edouard Manet s'est demandé pourquoi mentir, pourquoi ne pas dire la vérité; il nous a fait connaître Olympia, cette fille de nos jours, que vous rencontrez sur les trottoirs et qui serre ses maigres épaules dans un mince châle de laine déteinte. Le public, comme toujours, s'est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau; d'autres, plus égrillards, n'auraient pas été fâchés d'y découvrir une intention obscène. Eh ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n'êtes point ce qu'ils pensent, qu'un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une œuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures.

Émile ZOLA,
l'Événement illustré, 10 mai 1868


Edouard MANET, Olympia, 1863, 130.5 x 190 cm, Paris, Musée d'Orsay

Il faut se rendre compte. qu'au moment où Manet survenait, Courbet et Corot, qui représentaient la marche faite en avant, déplaisaient toujours au public, que leur liberté d'allures et de procédés n'était comprise et imitée que par une minorité de jeunes artistes; que Delacroix n'était encore généralement considéré que comme un artiste déréglé et incorrect, un outrancier de la couleur. Les membres de l'Institut, les peintres formant les élèves dans les ateliers, l'école de Rome, les hommes de lettres en général, le public restaient alors soumis à la tradition. Tous honoraient ce qu'on appelait le grand art, la peinture d'histoire, la représentation des Grecs et des Romains, le nu compris et traité d'après les formes venues de la Renaissance italienne.

Il existait surtout, à cette époque, une manière universellement enseignée et suivie dans les ateliers, pour distribuer en peinture l'ombre et la lumière et appliquer les couleurs. On ne concevait point que la lumière pût être introduite sans accompagnement obligé et corrélatif de l'ombre. On n'admettait point que les couleurs vives pussent être appliquées sans demi-tons intermédiaires. Mais avec cette pratique de ne mettre de la lumière qu'accompagnée d'ombre, et de n'employer de tons variés qu'avec des atténuations, on en était arrivé à ne peindre que des tableaux tenus dans l'ombre, où tout l'éclat des couleurs vives et riantes avait disparu. La critique et le public s'étaient accoutumés à ce mode éteint de la peinture, il leur apparaissait, par habitude, naturel. On ne s'imaginait même pas qu'il pût y en avoir d'autre et on trouvait excellente la production de peintres, tenus pour des maîtres, se succédant depuis longtemps dans une même voie.


Tout à coup Manet, en 1863, au Salon des refusés avec son Déjeuner sur l'herbe et en 1865 au Salon avec son Olympia, présenta des œuvres venant, par leur dissemblance d'avec les autres, causer une horreur générale. Le fond et la forme rompaient avec ce que l'on consid4rait comme les règles essentielles de l'art. On avait sous les yeux des nus pris directement dans la vie, qui donnaient les formes mêmes du modèle vivant, mais qui ainsi semblaient. grossières et d'un affreux réalisme, en comparaison avec les formes du nu traditionnel, soi-disant idéalisé et épuré. L'ombre appelée à faire opposition perpétuelle à la lumière n'apparaissait plus. Manet peignait clair sur clair. Les parties que les autres eussent mises dans l'ombre étaient peintes par lui en tons moins vifs, mais toujours en valeur. Tout l'ensemble était coloré. Les différents plans se succédaient, en se profilant dans la lumière. Aussi ses œuvres faisaient-elles disparate, au milieu des autres, sombres et décolorées. Elles heurtaient la vision. Elles offusquaient les regards. Les couleurs claires juxtaposées, qui s'y voyaient, n'étaient tenues que pour du «bariolage», les tons vifs, mis côte à côte, faisaient l'effet de simples taches.


Manet souleva une telle animadversion, les railleries, les insultes, les caricatures qu'il suscita furent telles, qu'il acquit bientôt une immense notoriété. Tous les yeux se fixèrent sur lui. Il fut considéré comme un barbare, son exemple fut déclaré pernicieux, il devint un insurgé, un corrupteur à exclure des Salons. Mais alors les jeunes gens d'esprit indépendant, tourmentés du besoin de se soustraire aux règles d'une tradition vieillie, virent en ce révolté contre la banalité du temps, un initiateur et un guide et après s'être surtout portés vers Courbet et Corot, ils font un nouveau pas et se portent vers lui. Manet va donc grouper des gens jeunes jusqu'ici séparés et inconnus les uns des autres. Ils se lieront par son intermédiaire.

Théodore DURET,
Histoire des peintres impressionnistes, Paris, Floury, 1939

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