jeudi 1 février 2007

Bertin et la Monarchie de Juillet


Jean Auguste Dominique INGRES, Louis-François Bertin (Bertin l'Aîné), 1832, 95 x 116 cm, Paris, Musée du Louvre

Notre histoire, de 1789 à 1830, vue de loin et dans son ensemble, m'apparaissait comme le tableau d'une lutte acharnée entre l'ancien régime, ses traditions, ses souvenirs, ses espérances et ses hommes représentés par l'aristocratie, et la France nouvelle conduite par la classe moyenne. 1830 me semblait avoir clos cette première période de nos révolutions ou plutôt de notre révolution, car il n'y en a qu'une seule, révolution toujours la même à travers des fortunes diverses, que nos pères ont vu commencer et que, suivant toute vraisemblance, nous ne verrons pas finir. En 1830, le triomphe de la classe moyenne avait été définitif et si complet que tous les pouvoirs politiques, toutes les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier se trouvèrent renfermés et comme entassés dans les limites étroites de cette bourgeoisie, à l'exclusion, en droit, de tout ce qui était au-dessous d'elle et, en fait, de tout ce qui avait été au-dessus. Non seulement elle fut ainsi la directrice unique de la société, mais on peut dire qu'elle en devint la fermière. Elle se logea dans toutes les places, augmenta prodigieusement le nombre de celles-ci et s'habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie.

À peine cet évémnement eut-il été accompli, qu'il se fit un très grand apaisement dans toutes les passions politiques, une sorte de rapetissement universel dans tous les événements et un rapide développement de la richesse publique. L'esprit particulier de la classe moyenne devint l'esprit général du gouvernement ; il domima la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre ; esprit, qui, mêlé à celui du peuple ou de l'aristocratie, peut faire merveille, mais qui, seul, ne produira jamais qu'un gouvernement sans vertu et sans grandeur. Maîtresse de tout comme ne l'avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, s'était cantonnée dans son pouvoir et, bientôt après, dans son égoïsme, prit un air d'industrie privée, chacun de ses membres ne songeant guère aux affaires publiques que pour les faire tourner au profit de ses affaires privées et oubliant aisément dans son petit bien-être les gens du peuple.

La postérité, qui ne voit que les crimes éclatants et à laquelle, d'ordinaire, les vices échappent, ne saura peut-être jamais à quel degré le gouvernement d'alors avait pris, sur la fin, les allures d'une compagnie industrielle, où toutes les opérations se font en vue du bénéfice que les sociétaires en peuvent retirer. Ces vices tenaient aux instincts naturels de la classe dominante, à son absolu pouvoir, à l'énervation et à la corruption même du temps. Le roi Louis-Philippe avait beaucoup contribué à les accroître. Il fut l'accident qui rendit la maladie mortelle.

Alexis de TOCQUEVILLE, Souvenirs, juillet 1850

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Premier atelier
Le Littérateur

La chaleur accablante indisposait le peintre qui se résolut à entrouvrir la fenêtre, cela même si un faible rayon de lumière allait se refléter sur l’accoudoir de la lourde chaise qu’il avait judicieusement installée devant le mur le plus pâle de la pièce. Il s’installa devant la grande toile en approuvant une dernière fois du regard la concordance de l’éclairage avec celui des esquisses d’il y avait quelques jours que son modèle, qui ne s’était pas fait prier pour exiger plusieurs essais, avait finalement approuvées. La tâche ardue qui l’attendait, bien qu’elle promettait de l’occuper jusqu’au soir, n’alourdissait pas l’atmosphère. C’est que son client, le nouveau patron du journal, un homme installé, dont l’éloquence et la conviction lui valaient les courbettes du pouvoir, était un conteur grivois et un grand rieur, ce qui tranchait avec sa sévérité apparente.

Alors que le peintre se divertissait en lisant la gazette du matin, on frappa à la porte pour lui annoncer que « Monsieur » était arrivé et qu’il demandait à ce que la séance se déroule promptement. À peine eut-il le temps de se relever qu’il aperçut dans le cadre de la porte un homme beaucoup plus solennel que l’avant-veille dont les cheveux, d’un gris clair parsemé de mèches blanches, avait été coupés pour l’occasion. Après les salutations d’usage, pendant lesquelles il se montra d’un enthousiasme presque débordant, celui qu’on appelait « L’Aîné » se prit un air de circonstance et s’installa sur la chaise. Bien assis, les épaules relevées, le ventre proéminent, il questionna le portraitiste, dont le sens de la mesure et de l’harmonie n’était pourtant plus à prouver :

— Si je laissais dépasser le col de ma chemise, de sorte que je n’aie pas l’air d’étouffer.
— Ça va pour le col. N’ayez crainte, vous n’aurez pas l’air d’étouffer ; je tâcherai de trouver le juste milieu.
— Il fait terriblement chaud ici, fit-il en grommelant. Il fait une chaleur terrible, ici, ajouta-t-il en dénouant quelque peu sa cravate. Pourriez-vous me faire apporter de l’eau ?

Le peintre fit un geste discret à une jeune femme qui sortit de la pièce sans dire un mot, et il s’empressa de corriger son client :

— Ne touchez pas à votre cravate, et reculez un peu sur le siège. Vous ne devez faire qu’un avec lui. Laissez-moi replacer vos lunettes dans la poche de votre gilet. Voilà, comme ça.

Le langage du peintre, si vague et si précis, n’était qu’un grimoire incompréhensible pour l’éditorialiste qui tenait surtout à ce que sa force et sa prestance se manifestent dans le tableau. Il attrapa brusquement le verre d’eau qu’on lui tendait, prit une bonne gorgée qui suffit à lui remettre les idées en place et, sans remercier, se réinstalla en suivant les directives de l’artiste. Il défroissa sa veste et posa ses mains sur ses cuisses en écartant ses doigts crochus comme des serres d’oiseau de proie.

Les heures passaient comme un charme, le peintre écoutant le moulin à paroles dont il essaya parfois, entre deux applications de couleurs, de saisir la science particulière. Il s’arrêtait alors quelques instants, jetait un regard vif sur le littérateur à travers les doigts d'une main placée en visière devant le front et, abreuvé d’un flot ininterrompu d’anecdotes, dodelinait de la tête en se remettant au travail, tout pénétré de son sujet.

(…)

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