lundi 19 février 2007

Vincent VAN GOGH (1853-1890)


Vincent VAN GOGH (1853-1890), Autoportrait, septembre 1889, 65 X 54,5, Paris, Musée d'Orsay



Vincent VAN GOGH, Avenue de peupliers, soleil couchant, octobre 1884, 56 X 42, Otterlo, Musée Kröller-Müller

Il me semble toujours être un voyageur qui va quelque part à une destination. Si je me dis, le quelque part, la destination n'existe point, cela me semble bien raisonné et véridique. Aussi à la fin de la carrière j'aurai tort. Je trouverai alors que non seulement les Beaux-Arts et le reste aussi n'étaient que des rêves et que soi-même on n'était rien du tout. Pourtant je suis bon à quelque chose, je me sens une raison d'être. Je sais que je pourrais être un tout autre homme. Il y a quelque chose au-dedans de moi. Qu'est-ce que c'est donc ?

Vincent VAN GOGH, lettre à Théo VAN GOGH, juillet 1880


Il faut se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui semble se trouver entre ce que l'on sent et ce que l'on peut.

Vincent VAN GOGH




Vincent VAN GOGH, Les Mangeurs de pommes de terre, 1885, 82 X 114, Amsterdam, Musée Van Gogh

J'ai voulu m'attacher consciencieusement à donner l'idée que ces gens qui sous la lampe mangent leurs pommes de terre avec leurs mains qu'ils mettent dans le plat ont aussi labouré la terre et que mon tableau exalte donc le travail manuel (...) Dis à Serret que je serais désespéré si mes figures étaient bonnes ; dis-lui que je ne les veut pas académiquement correctes ; dis-lui que je veux dire que si on photographiait un homme qui bêche, il ne bêcherait certainement pas. (...) Dis-lui que mon grand dessein est d'appendre à faire de telles inexactitudes, de telles anomalies, de tels remaniements, de tels changements de la réalité, qu'il en sorte mais oui des mensonges si l'on veut, mais plus vrais que la vérité littérale.

Vincent VAN GOGH, lettre à Théo VAN GOGH, 1885




Vincent VAN GOGH, Portrait du père Tanguy, 1887, 75 X 52, Paris, Musée Rodin

Je voudrais faire des portraits qui, un siècle plus tard, aux gens d'alors apparaissent comme des apparitions... employant, comme moyen d'expression et d'exaltation du caractère, notre science et goût moderne de la couleur.

Vincent VAN GOGH




Vincent VAN GOGH, Café de nuit, Place Lamartine, septembre 1888, 70 X 89, New Haven, Yale University Art Gallery

J'ai voulu exprimer que le café est un endroit où l'on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes... et toutefois sous une apparence de gaieté japonaise et la bonhommie de Tartarin

Vincent VAN GOGH, lettre à Théo VAN GOGH, septembre 1888


Vincent VAN GOGH, La Promenade à Arles (Souvenir du jardin à Etten), novembre 1888, 73 X 92, Saint-Petersbourg, Musée de l'Ermitage

Certainement, l'imagination est une capacité qu'il nous faut développer et elle seule peut nous faire arriver à créer une nature plus exaltante et plus consolatrice que ce que le clin d'oeil sur la réalité que nous apercevons changeante, passant vite comme l'éclair, nous fasse apercevoir.
Vincent VAN GOGH à Théo VAN GOGH, avril 1888




Vincent VAN GOGH, La Nuit étoilée, juin 1889, 73 X 92, New York, Museum of Modern Art

Je ne peux pas travailler sans modèle. Je ne dis pas que je ne tourne pas couramment le dos à la nature pour transformer un tableau, en arrangeant la couleur, en agrandissant, en simplifiant, mais... en attendant je mange toujours de la nature ; je change parfois au motif mais enfin je n'invente pas le tout du tableau ; je le trouve, au contraire, tout fait mais à démêler dans la nature.
Vincent VAN GOGH, lettre à Émile BERNARD (lettre B19 F)


***


Ce que Vincent apporte, c'est sa charge d'intensité, de passion ; il l'approche témérèrement de cet autre pôle qu'est la Nature, le Réel, distendus eux aussi par ces puissances secrètes que ne voient pas nos yeux mais que pressent notre coeur. Il l'approche jusqu'à ce que jaillisse le feu terrible de l'étincelle. Pour sa part, il en sort partiellement anéanti, chaque fois plus proche de l'échéance finale de l'épuisement, secoué, affolé, hagard ; du spectacle qu'il avait sous les yeux, il reste, par la métamorphose du feu, une forme inconnue, émaillée, flambante de couleurs neuves, répétries, tordues et torturées, ne témoignant plus que des forces secrètes qu'elle recelait en elle et qui ont maintenant explosé.

(...)

Tout d'abord Vincent conçoit clairement que sa vocation est d'affronter le réel, en direct, non pas pour en fournir une copie extérieure, mais pour y faire éclater la communion de deux vérités : celle qu'il porte, infuse, en lui, et celle qu'il sent, diffuse, dans l'univers.

Vincent reprend à son compte le vieil adage : Homo additus naturae. On se rappellera que Zola, de son côté, frappé de la même évidence qui a pesé d'un tel poids sur l'art des temps modernes, disait : « l'art est un petit coin de la création vu à travers un tempérament. » Van Gogh précise : « L'art c'est l'homme ajouté à la nature, la nature, la réalité, la vérité, mais avec une signification, avec une conception, avec un caractère que l'artiste fait ressortir et auxquels il donne de l'expression, qu'il dégage, qu'il démêle, affranchit, enlumine » (lettre 130 N). Sans doute voulait-il dire « illumine ». Quant à « donner de l'expression », la formule contient en puissance le futur expressionnisme.

L'âme de l'artiste et l'âme des choses, ainsi rapprochées, fusionnent dans une communion révélatrice. « Je suis plein de nouveaux plaisirs que je prends dans les choses que je vois parce que j'ai un nouvel espoir de faire moi-même quelque chose où il y ait de âme » (lettre 230 N). Et encore : « Je voudrais réaliser quelque chose de sérieux, quelque chose de frais, où il y ait une âme » (lettre 257 N).

(...)

Voilà bien ce qu'il voudrait : tout d'abord tenter la recontre explosive de deux énergies disjointes, celle qu'il porte en lui, individualisée en la personne de Vincent Van Gogh, pour la durée d'une vie humaine, et celle qu'il pressent partout autour de lui, partout récélée et diffuse - puis à la faveur de l'illumination prodigieuse qui ne peut que résulter de ce choc et de cette fusion entrevoir la brèche de l'infini. Il ébauche l'hypothèse : « Si ce que l'on fait donne sur l'infini, si on voit le travail avoir sa raison d'être et continuer au-delà...» (lettre 538 F).

René HUYGHE,
La Revanche du réel, 1974



Gustave DORÉ, La cour d'exercice, prison de Newgate (London : A Pilgrimage), 1872



Vincent VAN GOGH, La Ronde des prisonniers (d'après G. Doré), février 1890, 80 X 64, Moscou, Musée Pouchkine



Vincent VAN GOGH, Portrait du docteur Gachet, mai 1890, 73 X 52, Paris, Musée d'Orsay



Vincent VAN GOGH, Champ de blé, vol de corbeaux, juillet 1890, 51 X 101, Otterlo, Musée Kröller-Müller

Je sens en moi une force que je dois développer, un feu que je ne puis éteindre et que je dois attiser, bien que je ne sache pas vers qu'elle issue elle me mènera et que je ne sois pas étonné qu'elle fût sombre.

Vincent VAN GOGH (lettre 242 N)

Sa personnalité débordait de lui en illuminations ardentes sur tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il touchait, tout ce qu'il sentait. Aussi ne s'était-il pas absorbé dans la nature. Il avait absorbé la nature en lui, l'avait forcée à s'assouplir, à subir ses déformations si caractéristiques.

Octave MIRBEAU, dans L'Écho de Paris, 31 mars 1891

***

Cet artiste étrange s'est tué à Auvers-sur-Oise, le 29 juillet 1890. Il avait pour frère Théodore van Gogh, expert à la maison Boussod et Valadon; boulevard Montmartre. On verra, par ce frère, la part qu'eut Vincent sur l'opinion publique, en introduisant l'impressionnisme dans la boutique d'une maison, des plus connues et des plus influentes. Mais ce que je veux dire, avant tout, c'est que ces deux frères ne faisaient pour ainsi dire qu'une idée, que l'un s'alimentait et vivait de la vie et de la pensée de l'autre, et que quand ce dernier, le peintre, mourut, l'autre le suivit dans la tombe seulement de quelques mois, sous l'effet d'un chagrin rare et édifiant.


[...]


Voici maintenant les notes que je reçois de M. Bonger, un très sincère admirateur et un ancien ami de Vincent, qui fut peut-être un des premiers à deviner, au milieu de la méconnaissance générale, le génie du peintre.

«Vincent van Gogh est né le 30 mars 1853, à Groot-Zundert. (Hollande); — il est mort à Auvers-sur-Oise le 29 juillet 1890. Elevé à la campagne, aimant les plantes, les bêtes; profondément religieux d'une foi simple, voyant Dieu partout. Commence 1a vie pratique chez Goupil, à La Haye, après dans la même maison à Londres, et en 1872 à Paris. Quitte au bout d'une année, ne pouvant se faire aux exigences du commerce, se révolté contre tout. Retour en Hollande pour très peu de temps. S'en va à Londres où il gagne sa vie comme maître d'école — temps très difficile. Les questions théologiques le préoccupent. Souffle de la discorde née des préceptes de l'Evangile et du Christianisme tel qu'il est pratiqué généralement. Se résout à faire des Etudes théologiques et à se faire pasteur à sa Manière. Se sent apôtre. En 1877, est à Amsterdam où il suit les cours de théologie, ne les achève pas. S'en va dans le Borinage (Belgique) prêcher chez les mineurs. »

Quoique ayant toujours dessiné et modelé, ce n'est qu'après, 1882 qu'il commence à s'occuper exclusivement de peinture, et va à l'atelier, à La Haye, jusqu'en 1884. Fait un court séjour à Dreuthe (nord de la Hollande), puis à Nunen, où habitent ses parents; enfin travaille à Anvers, et vient à Paris au commencement de 1886.

C'est en 1887 que je l'ai connu dans la petite chapelle ardente qu'est la boutique du papa Tanguy, 9, rue Clauzel. J'ai dit ailleurs (Hommes, d'aujourd'hui) l'étonnante surprise que fut ce front étrange et la visite qu'il me fit faire à son atelier, rue Lepic. C'étaient, au troisième, dans un appartement dominant Paris et habité aussi par Théodore, une collection de tableaux assez bons de l'École romantique, puis beaucoup de crépons japonais, des dessins chinois, des gravures d'après Millet. Il y avait un gros meuble hollandais dont les tiroirs étaient pleins de boules de laines enchevêtrées, mariées, unies dans les accords les plus inattendus; puis il y avait aussi dans ce gros meuble des dessins, des peintures, des croquis, de Vincent cette fois. Des vues de Hollande surtout me frappèrent: cela était: net, précis, nerveux et plein de style, et ces étonnants visages de travailleurs aux nez énormes, aux bouches lippues, aux airs niais et féroces, dont les «Mangeurs de pommes de terre», une effroyable toile, furent le dénouement.

Vincent lisait beaucoup; Huysmans et Zola, parmi les contemporains, l'avaient fortement impressionné. Dans l'un, une mâle force l'attirait, et dans l'autre, une causticité aigre, un coup de fouet bien cinglé sur des types vrais, car toujours il eut le faux en horreur.

Chose étrange, les oeuvres plus spiritualistes le requéraient peu, et des jeunes poètes, de Baudelaire même, il ne disait rien ou n'avait qu'un sourire J'ai plus tard compris cela quand il m'écrivit qu'il n'y avait d'art que dans ce qui est sain. Je n'ai jamais cru, comme lui, que Baudelaire fût malsain.

Les contradictions les plus bizarres se rencontraient souvent dans cet esprit travaillé et chercheur; il aimait les peintures de Ziem ; par exemple : cette Venise à la crème et au bleu de blanchisseuse, qui se prélasse depuis quelque vingt ans à là façade des pâtissiers de la rue Laffitte, avait des charmes pour lui; il prétendait que c'était là de la couleur de coloriste; plus tard il en revint, c'est ainsi que je le trouvai un jour en grande conversation avec Ziem lui-même, devant une maison dont les balcons étaient soutenus par des crocodiles…

Très homme du monde,le peintre célèbre parlait de Delacroix, il racontait un toast porté, par les partisans du grand Romantique, en plein, dîner officiel. Cela fera un peu comprendre, comme je le compris moi-même, pourquoi Vincent aimait Ziem: — il avait connu Eugène Delacroix... et lutté pour lui.

C'était le plus noble caractère d'homme qu'on puisse rencontrer, franc, ouvert, vif au possible, avec une certaine pointe de malice drôle; excellent ami, inexorable juge, dépourvu de tout égoïsme et de toute ambition, comme le prouvent ses lettres si simples, où il est aussi bien lui-même que dans ses innombrables toiles.

Nous avons donc perdu le plus solide des amis en même temps que le plus artiste d'entre nous quand, par un beau soleil de juillet, il alla derrière le château d'Auvers se déshabiller de la vie. Quelque déchirante que soit cette vérité, il faut bien la dire, et la lettre où il est question de la vie plate et de la vie ronde ne sera pas sans éclairer un peu sur ce qui a pu décider Vincent à en venir là. N'a-t-il pas eu la curiosité d'autre chose?...


Émile BERNARD, « Vincent Van Gogh »,
Mercure de France, Paris, avril 1893

***


[…]

Un fou, Van Gogh ?

Que celui qui a su un jour regarder une face humaine regarde le portrait de Van Gogh par lui-même, je pense à celui avec un chapeau mou.

Peinte par Van Gogh extralucide, cette figure de boucher roux, qui nous inspecte et nous épie, qui nous scrute avec un œil torve aussi.

Je ne connais pas un seul psychiatre qui saurait scruter un visage d'homme avec une force aussi écrasante et en disséquer comme au tranchoir l'irréfragable psychologie.

L'œil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d'un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie.

Non, Socrate n’avait pas cet œil, seul peut-être avant lui le malheureux Nietzsche eut ce regard à déshabiller l’âme, à délivrer le corps et l’âme, à mettre à nu le corps de l'homme, hors des subterfuges de l'esprit.

Le regard de Van Gogh est pendu, vissé, il est vitré derrière ses paupières rares, ses sourcils maigres et sans un pli.

C’est un regard qui enfonce droit, il transperce dans cette figure taillée à la serpe comme un arbre bien équarri.

Mais Van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide, où ce regard, parti contre nous comme la bombe d'un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit.
Mieux qu’aucun psychiatre au monde, c’est ainsi que le grand Van Gogh a situé sa maladie.
Je perce, je reprends, j'inspecte, j'accroche, je descelle, ma vie morte ne recèle rien, et le néant au surplus n’a jamais fait de mal à personne, ce qui me force à revenir au dedans, c’est cette absence désolante qui passe et me submerge par moments, mais j'y vois clair, très clair, même le néant je sais ce que c'est, et je pourrais dire ce qu'il y a dedans.

Et il avait raison, Van Gogh, on peut vivre pour l'infini, ne se satisfaire que d'infini, il y a assez d'infini sur la terre et dans les sphères pour rassasier mille grands génies, et si Van Gogh n'a pas pu combler son désir d’en irradier sa vie entière, c’est que la société le lui a interdit.

Carrément et consciemment interdit.

Il y a eu un jour les exécuteurs de Van Gogh, comme il y a eu ceux de Gérard de Nerval, de Baudelaire, d'Edgar Poe et de Lautréamont.Ceux qui un jour ont dit :

Et maintenant, assez, Van Gogh, à la tombe, nous en avons assez de ton génie, quant à l'infini, c'est pour nous, l'infini.

Car ce n'est pas à force de chercher l'infini que Van Gogh est mort, qu'il s'est vu contraint d’étouffer de misère et d’asphyxie, c'est à force de se le voir refuser par la tourbe de tous ceux qui, de son vivant même, croyaient détenir l'infini contre lui; et Van Gogh aurait pu trouver assez d'infini pour vivre pendant toute sa vie si la conscience bestiale de la masse n’avait voulu se l'approprier pour nourrir ses partouses à elle, qui n’ont jamais rien eu à voir avec la peinture ou avec la poésie.

De plus, on ne se suicide pas tout seul.

Nul n’a jamais été seul pour naître.

Nul non plus n’est seul pour mourir.

Mais, dans le cas du suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le corps au geste contre nature de se priver de sa propre vie.

Et je crois qu'il y a toujours quelqu'un d’autre à la minute de la mort extrême pour nous dépouiller de notre propre vie.

Ainsi donc, Van Gogh s'est condamné, parce qu'il avait fini de vivre et, comme le laisse entrevoir ses lettres à son frère, parce que, devant la naissance d'un fils de son frère, il se sentait une bouche de trop à nourrir.

Mais surtout Van Gogh voulait enfin rejoindre cet infini pour lequel, dit-il, on s’embarque comme dans un train pour une étoile, et on s’embarque le jour où l’on a bien décidé d’en finir avec la vie.

Or, dans la mort de Van Gogh, telle qu’elle s’est produite, je ne crois pas que ce soit ce qui s’est produit.

Van Gogh a été expédié du monde par son frère, d’abord, en lui annonçant la naissance de son neveu, il a été expédié ensuite par le docteur Gachet, qui, au lieu de lui recommander le repos et la solitude, l’envoyait peindre sur le motif un jour où il sentait bien que Van Gogh aurait mieux fait d'aller se coucher.

Car on ne contrecarre pas aussi directement une lucidité et une sensibilité de la trempe de celles de Van Gogh le martyrisé.

Il y a des consciences qui, à de certains jours, se tueraient pour une simple contradiction, et il n’est pas besoin pour cela d’être fou, fou repéré et catalogué, il suffit, au contraire, d’être en bonne santé et d’avoir la raison de son côté.

Moi, dans un cas pareil, je ne supporterai plus sans commettre un crime de m’entendre dire : "Monsieur Artaud, vous délirez", comme cela m’est si souvent arrivé.

Et Van Gogh se l'est entendu dire.

Et c’est de quoi s’est tordu à sa gorge ce nœud de sang qui l’a tué. […]

Antonin ARTAUD,
Van Gogh, le suicidé de la société, 1947

dimanche 18 février 2007

Georges SEURAT (1859-1891)


Georges SEURAT



Georges SEURAT, Un dimanche après-midi à l'Ile de la Grande Jatte, 1884-1887, 207 x 308, Chicago, Art Institute



Georges SEURAT, Une baignade à Asnières, 1883-1884, 200 x 300 cm, London, National Gallery



Georges SEURAT, Les Poseuses, 1886-1888, Merion, Fondation Barnes

Un mort. Né et décédé à Paris : 2 Décembre 1859-29 Mars 1891. Quatre ans élève à l'école des Beaux-Arts sous Henri Lehmann. Début, en 1883, au Salon officiel du Palais de l'Industrie : un portrait au crayon, grandeur naturelle, de son très ami Aman Jean, par le livret cocassement intitulé Broderie, titre exact d'un autre crayon, refusé. Au baraquement de la rue des Tuileries, le 25 Mai 1884, grande toile, Une Baignade (Asnières). À la huitième exposition des Impressionnistes, rue Laffitte no 1, 15 Mai 1886, neuf peintures ou dessins et, enfin, soixante, exhibés aux sept manifestations de la Société des Artistes Indépendants, du 10 Décembre 1884 au 20 Mars 1891. Parmi quoi : Un Dimanche à la Grande-Jatte, Poseuses, Chahut, Cirque, où cinquante hommes ou femmes se promènent, s'étendent, posent, dansent, contemplent assis, applaudissent, rient, courent, s'élancent à cheval, sillonnent l'espace, extraient des sons — avec sérénité, dans la lumière jaune. (Peints dans leur réelle dimension).

Ce chromatiste wagnérien avait un idéal : l'Harmonie. L'Art, pour lui, c'était l'Harmonie, et l'Harmonie, l'analogie des contraires, l'analogie des semblables — de ton, de teinte, de ligne. Comme moyen d'expression de cette technique : le mélange optique des tons, des teintes et de leurs réactions (ombres) suivant des lois très fixes. Et Georges Seurat fut le véritable initiateur de la division du ton, il le faut redire. A sa dernière exposition, nouvelle innovation, il avait substitué au cadre blanc ou neutre le cadre peint, opposé aux tons, teintes et lignes du motif.

Comme Maximilien Robespierre, Georges Seurat croyait à ce qu'il disait (rarement), donc à ce qu'il exécutait. Il était silencieux, obstiné et pur. De même qu'il conférait aux êtres une austérité hiératique, il attribuait à la Nature le calme endormeur de l'extase et c'est ainsi qu'il peignit des paysages de la BasseNormandie, de la Picardie, de la Seine.

Une stupide et subite maladie l'emportait en quelques heures, au milieu du triomphe (...)

Jules CHRISTOPHE, « Chromo-luminaristes: Georges Seurat »,
La Plume, 1er septembre 1891


Georges SEURAT, Parade de cirque, 1887-1888, 100 X 150, New York, Metropolitan Museum

Georges Seurat suivit les cours de l'école des Beaux-Arts ; mais son intelligence, sa volonté, son esprit méthodique et clair, son goût si pur et son œil de peintre le gardèrent de l'influence déprimante de l'École. Fréquentant assidûment les musées, feuilletant dans les bibliothèques les livres d'art et les gravures, il puisait dans l'étude des maîtres classiques la force de résister à l'enseignement des professeurs. Au cours de ces études, il constata que ce sont, des lois analogues qui régissent la ligne, le clair-obscur, la couleur, la composition, tant chez Rubens que chez Raphaël, chez Michel-Ange que chez Delacroix : le rythme, la mesure et le contraste.
La tradition orientale, les écrits de Chevreul, de Charles Blanc, de Humbert de Superville, d'O. N. Rood, de H. Helmholtz le renseignèrent. Il analysa longuement l'œuvre de Delacroix, y retrouva facilement l'application des lois traditionnelles, tant dans la couleur que dans la ligne, et vit nettement ce qui restait encore à faire pour réaliser les progrès que le maître romantique avait entrevus.


Le résultat des études de Seurat fut sa judicieuse et fertile théorie du contraste, à laquelle il soumit dès lors toutes ses œuvres. Il l'appliqua d'abord au clair-obscur : avec ces simples ressources, le blanc d'une feuille de papier Ingres et le noir d'un crayon Conté, savamment dégradé ou contrasté, il exécuta quelque quatre cents dessins, les plus beaux dessins de peintre qui soient. Grâce à la science parfaite des valeurs, on peut dire que ces blanc et noir sont plus lumineux et plus colorés que maintes peintures. Puis, s'étant ainsi rendu maître du contraste de ton, il traita la teinte dans le même esprit et, dès 1882, il appliquait à la couleur les lois du contraste et peignait avec des éléments séparés — en employant des teintes rabattues, il est vrai — sans avoir été influencé par les impressionnistes dont, à cette époque, il ignorait même l'existence.

[...]

En 1884, à la première exposition du groupe des Artistes Indépendants, au baraquement des Tuileries, Seurat et Signac, qui ne se connaissaient pas, se rencontrèrent, Seurat exposait sa Baignade, refusée au Salon de cette même année. Ce tableau était peint à grandes touches plates, balayées les unes sur les autres et, issues d'une palette composée, comme celle de Delacroix, de couleurs pures et de couleurs terreuses. De par ces ocres et ces terres, le tableau était terni et paraissait, moins brillant que ceux que peignaient les impressionnistes avec leur palette réduite aux couleurs du prisme. Mais l'observation des lois du contrasle, la séparation méthodique des éléments — lumière, ombre, couleur locale, réactions —, leur juste proportion et leur équilibre conféraientt à cette toile une parfaite harmonie.


Paul SIGNAC, « D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme »,
La Revue Blanche, 1899


Georges SEURAT, La Tour Eiffel, 1889, 24 X 15, San Francisco, The Fine Art Museum



Georges SEURAT, Le Chahut, 1889-1890, Otterlo, Musée Kröller-Müller



Georges SEURAT, Le Cirque, 1891, 185 X 152, Paris, Musée d'Orsay

Admirers of Seurat often regret his method, the little dots. Imagine, Renoir said, Veronese's Marriage at Cana done in petit point. I cannot imagine it, but neither can I imagine Seurat's pictures painted in broad or blended strokes. Like his choice of tones, Seurat's technique is intensely personal. But the dots are not simply a technique; they are a tangible surface and the ground of important qualities, including his finesse. Too much has been written, and often incorrectly, about the scientific nature of the dots. The question whether they make a picture more or less luminous hardly matters. A painting can be luminous and artistically dull, or low-keyed in color and radiant to the mind. Besides, bow to paint brightly is no secret requiring a special knowledge of science. Like Van Gogh, Seurat could have used strong colors in big areas for a brighter effect. But without his peculiar means we would not have the marvelous delicacy of tone, the uncountable variations within a narrow range, the vibrancy and soft luster, which make his canvases, and especially his landscapes, a joy to contemplate. Nor would we have his surprising image-world where the continuous form is built up from the discrete, and the solid masses emerge from an endless scattering of fine points - a mystery of the coming-into-being for the eye. The dots in Seurat's paintings have something of the quality of the black grains in his incomparable drawings in conte crayon where the varying density of the grains determines the gradations of tone. This span from the tiny to the large is only one of the many striking polarities in his art.

If his technique depends on his reading of science, it is no more scientific than the methods of flat painting; it is surely not better adapted to Seurat's end than was the technique of a good Egyptian painter to his own special goals. Yet was Seurat's aim simply to reproduce the visual impression by more faithful means? Certain phrases in his theoretical testament - a compact statement of two pages - might lead us to think so; but some passages that speak of harmony and contrast (not to mention the works themselves) tell us otherwise. He was interested, of course, in his sensations and the means of rendering them, as artists of the Renaissance were passionately interested in perspective. When used inventively, perspective had also a constructive and expressive sense. In a similar way, Seurat's dots are a refined device which belongs to art as much as to sensation - the visual world is not perceived as a mosaic of colored points, but this artificial micro-pattern serves the painter as a means of order portioning and nuancing sensation beyond the familiar qualities of the objects that the colors evoke. Here one recalls Rimbaud's avowal in his Alchemy of the Word : « I regulated the form and the movement of each consonant », which was to inspire in the poets of Seurat's generation a similar search of the smallest units of poetic effect.

Seurat's dots may be seen as a kind of collage. They create a hollow space within the frame, often a vast depth; but they compel us also to see the picture as a finely structured surface made up of an infinite number of superposed units attached to the canvas. When painters in our century had ceased to concern themselves with the rendering of sensations - a profoundly interesting content for art - they were charmed by Seurat's inimitable dots and introduced them into their freer painting as a motif, usually among opposed elements of structure and surface. In doing so, they transformed Seurat's dots - one can't mistake theirs for his - but they also paid homage to Seurat.

Seurat's dots, I have intimated, are a means of creating a special kind of order. They are his tangible and ever-present unit of measure. Through the difference in color alone, these almost uniform particles of the painter modulate and integrate molar forms; varying densities in the distribution of light and dark dots generate the boundaries that define figures, buildings, and the edges of land, sea and sky. A passionate striving for unity and simplicity together with the utmost fullness appears in this laborious method which has been compared with the mechanical process of the photo-engraved screen. But is it, in the hands of this fanatical painter, more laborious than the traditional method with prepared grounds, fixed outlines, studied light and shade, and careful glazing of tone upon tone ? Does one reproach Chardin for the patient work that went into the mysterious complex grain of his little pictures ? Seurat practices an alchemy no more exacting than that of his great forebears, though strange in the age of Impressionist spontaneity. But his method is perfectly legible; all is on the surface, with no sauce or secret preparations; his touch is completely candid, without that "infernal facility of the brush" deplored by Delacroix. It approaches the impersonal but remains in its frankness a personal touch. Seurat's hand has what all virtuosity claims : certitude, rightness with least effort. It is never mechanical, in spite of what many have said - I cannot believe that an observer who finds Seurat's touch mechanical has looked closely at the pictures. In those later works where the dots are smallest, you will still discover clear differences in size and thickness; there are some large strokes among them and even drawn lines. Sometimes the dots are directionless, but in the same picture you will observe a drift of little marks accenting an edge.

With all its air of simplicity and stylization, Seurat's art is extremely complex. He painted large canvases not to assert himself nor to insist on the power of a single idea, but to develop an image emulating the fullness of nature. One can enjoy in the Grande Jatte many pictures each of which is a world in itself ; every segment contains surprising inventions in the large shapes and the small, in the grouping and linking of parts, down to the patterning of the dots. The richness of Seurat lies not only in the variety of forms, but in the unexpected range of qualities and content within the same work : from the articulated and formed to its ground in the relatively homogeneous dots ; an austere construction, yet so much of nature and human life; the cool observer, occupied with his abstruse problems of art, and the common world of the crowds and amusements of Paris with its whimsical, even comic, elements; the exact mind, fanatic about its methods and theories, and the poetic visionary absorbed in contemplating the mysterious light and shadow of a transfigured domain. In this last quality - supreme in his drawings - he is like no other artist so much as Redon. Here Seurat is the visionary of the seen as Redon is the visionary of the hermetic imagination and the dream.

Seurat's art is an astonishing achievement for so young a painter. At thirty-one - Seurat's age when he died in 1891 - Degas and Cézanne had not shown their measure. But Seurat was a complete artist at twenty-five when be painted the Grande Jatte. What is remarkable, beside the perfection of this enormously complex work, is the historical accomplishment. It resolved a crisis in painting and opened the way to new possibilities. Seurat built upon a dying classic tradition and upon the Impressionists, then caught in an impasse and already doubting themselves. His solution, marked by another temperament and method, is parallel to Cézanne's work of the same time, though probably independent. If one can isolate a single major influence on the art of the important younger painters in Paris in the later '80s, it is the work of Seurat ; Van Gogh, Gauguin and Lautrec were all affected by it.


Meyer SCHAPIRO,
Modern Art, Nineteenth and Twentieth Century, 1978

Paul GAUGUIN (1848-1903)


Paul GAUGUIN (1848-1903), Autoportrait au Christ jaune, 1890-1891, 38 X 46, Paris, Musée d'Orsay



Paul GAUGUIN, La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l'Ange, 1888, 73 X 92, Edinburgh, National Gallery of Scotland



Paul GAUGUIN, Arearea (Joyeusetés), 1892, 75 X 94, Paris, Musée d'Orsay


J'apprends que M. Paul Gauguin va partir pour Tahiti. Son intention est de vivre là, plusieurs années, seul, d'y construire sa hutte, d'y retravailler à neuf à des choses qui le hantent. Le cas d'un homme fuyant la civilisation, recherchant volontairement l'oubli et le silence, pour mieux se sentir, pour mieux écouter les voix intérieures qui s'étouffent au bruit de nos passions et de nos disputes, m'a paru curieux et touchant. M. Paul Gauguin est un artiste très exceptionnel, très troublant, qui ne se manifeste guère au public et que, par conséquent, le public connaît peu. Je m'étais bien des fois promis de parler de lui. Hélas ! je ne sais pourquoi, il me semble que l'on n'a. plus le temps de rien. Et puis, j'ai peut-être reculé devant la difficulté d'une telle tâche et la crainte de mal parler d'un homme pour qui je professe une haute et tout à fait particulière estime. Fixer en notes brèves et rapides la signification de l'art si compliqué et si primitif, si clair et si obscur, si barbare et si raffiné de M. Gauguin, n'est-ce point chose irréalisable, je veux dire au-dessus de mes forces? Pour faire comprendre un tel homme et une telle œuvre, il faudrait des développements que m'interdit la parcimonieuse exigence d'une chronique. Cependant, je crois qu'en indiquant, tout d'abord, les attaches intellectuelles de M. Gauguin et en résumant, par quelques traits caractéristiques, sa vie étrange et tourmentée, l'œuvre s'éclaire, elle-même, d'une vive lumière.


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M. Paul. Gauguin est né de parents, sinon très riches, du moins qui connurent l'aisance et la douceur de vivre. Son père collaborait au National, d'Armand Marrast, avec Thiers et Degouve-Denuncques. Il mourut en mer, en 1852, au cours d'un voyage au Pérou, qui fut, je crois bien, un exil. Il a laissé le souvenir d'une âme forte et d'une intelligence haute. Sa mère, née au Pérou, était la fille de Flora Tristan, de cette belle, ardente, énergique Flora Tristan, auteur de beaucoup de livres de socialisme et d'art, et qui prit une part si active dans le mouvement des phalanstériens. Je sais d'elle un livre : Promenades dans Londres, où se trouvent d'admirables, de généreux élans de pitié. M. Paul Gauguin eut donc, dès le berceau, l'exemple de ces deux forces morales où se forment et se trempent les esprits supérieurs: la lutte et le rêve. Très douce et choyée fut son enfance. Elle se développa, heureuse, dans cette atmosphère familiale, tout imprégnée encore de l'influence spirituelle de l'homme extraordinaire qui fut certainement le plus grand de ce siècle, du seul en qui, depuis Jésus, s'est véritablement incarné le sens du divin: de Fourier. l'âge de seize ans, il s'engage comme matelot pour cesser des études qui coûtaient trop à sa mère; car la fortune avait disparu avec le père mort. Il voyage. Il traverse des mers inconnues, va sous des soleils nouveaux, entrevoit des races primitives et de prodigieuses flores. Et il ne pense pas. Il ne pense à rien, du moins, il le croit,il ne pense à rien qu'à son dur métier auquel il consacre toute son activité de jeune homme bien portant et fortement musclé. Pourtant, dans le silence des nuits de quart, inconsciemment, il prend le goût du rêve et de l'infini, et, quelque fois, aux heures de repos, il dessine, mais sans but aucun et comme pour «tuer le temps». Sensations courtes, d'ailleurs, et qui n'ont que de faibles répercussions dans son être cérébral; brèves échappées sur les lumineux, sur les mystérieux horizons du monde intérieur, tout de suite refermés. Il n'a point encore reçu choc; il n'a point encore senti naître la passion de l'art qui va s'emparer de lui et l'étreindre tout entier, âme et chair, jusqu'à la souffrance, jusqu'à la torture. Il n'a, point conscience des impressions énormes, puissantes, variées qui, par un phénomène de perception insensible et latente, entrent, s'accumulent, pénètrent, à son insu, dans son cerveau, si profondément que, plus tard, rentré dans la vie normale, lui viendra l'obsédante nostalgie de ces soleils, de ces races, de ces flores, de cet océan Pacifique, où il s'étonnera de retrouver comme le berceau de sa race à lui, et qui semble l'avoir bercé, dans les autrefois, de chansons maternelles déjà entendues.


Le voilà revenu à Paris, son temps de service fini. Il a des charges; il faut qu'il vive et fasse vivre les siens. M. Gauguin entre dans les affaires. Pour l'observateur superficiel, ce ne sera pas une des moindres bizarreries de cette existence imprévue, que le passage à la Bourse de ce suprême artiste, comme teneur de carnet chez un coulissier. Loin d'étouffer en lui le rêve qui commence, la Bourse le développe, lui donne une forme et une direction. C'est que, chez les natures hautaines, et pour qui sait la regarder, la Bourse est puissamment évocatrice de mystère humain. Un grand et tragique symbole gît en elle. Au-dessus de cette mêlée furieuse, de ce fracas de passions hurlantes, de ces gestes tordus, de ces effarantes ombres, on dirait que plane et survit l'effroi d'un culte maudit. Je ne serais pas étonné que M. Gauguin, par un naturel contraste, par un esprit de révolte nécessaire, ait gagné là le douloureux amour de Jésus, amour qui, plus tard, lui inspirera ses plus belles conceptions.En attendant, se lève en lui un être nouveau. La révélation en est presque soudaine. Toutes les circonstances de sa naissance, de ses voyages, de ses souvenirs, de sa vie actuelle, amalgamées et fondues l'une, dans l'autre, déterminent une explosion de ses facultés artistes, d'autant plus forte qu'elle a été plus retardée et lente à se produire. La passion l'envahit, s'accroît, le dévore. Tout le temps que lui laissent libre ses travaux professionnels, il l'emploie à peindre. Il peint avec rage. L'art devient sa préoccupation unique. Il s'attarde au Louvre, consulte les maîtres contemporains. Son instinct le mène aux artistes métaphysiques, aux grands dompteurs de la ligne, aux grands synthétistes de la forme. Il se passionne pour Puvis de Chavannes, Degas, Manet, Monet, Cézanne, les Japonais, connus à cette époque de quelques privilégiés seulement. Chose curieuse et qui s'explique par un emballement de jeunesse, et, mieux, par l'inexpérience d'un métier qui le rend mal habile à l'expression rêvée, en dépit de ses admirations intellectuelles, de ses prédilections esthétiques, ses premiers essais sont naturalistes. Il s'efforce de s'affranchir de cette tare, car il sent vivement que le naturalisme est la suppression de l'art, comme il est la négation de la poésie, que la source de toute émotion, de toute beauté, de toute vie, n'est pas à la surface des êtres et des choses, et qu'elle réside dans les profondeurs où n'atteint plus le crochet des nocturnes chiffonniers.


Mais comment faire ? Comment se recueillir ? Il est, à chaque minute, arrêté dans ses élans. La Bourse est là qui le réclame. On ne peut suivre, en même temps, un rêve et le cours de la rente, s'émerveiller à d'idéales visions, pour retomber aussitôt, de toute la hauteur d'un ciel, dans l'enfer des liquidations de quinzaine et des reports. M. Gauguin n'hésite plus. Il abandonne la Bourse, qui lui faisait facile la vie matérielle, et il se consacre tout entier à la peinture, malgré la menace des lendemains pénibles et les incertitudes probables des lendemains. Années de luttes sans merci, d'efforts terribles, de désespérances et d'ivresses, tour à tour. De cette période difficile où l'artiste se cherche, date une série de paysages qui furent exposés, je crois, rue Laffitte, chez les Impressionnistes. Déjà s'affirme, malgré des réminiscences inévitables, un talent de peintre supérieur, talent vigoureux, volontaire, presque farouche, et charmant avec cela, et sensitif, parce qu'il est très compréhensif de la lumière et de l'idéal qu'elle donne aux objets. Déjà ses toiles, trop pleines de détails encore, montrent, dans leur ordonnance, un goût décoratif tout particulier, goût que M. Gauguin a, depuis, poussé jusqu'à la perfection dans ses tableaux récents, ses poteries d'un style si étrange, et ses bois-sculptés d'un art si frissonnant.En dépit de son apparente robustesse morale, M. Gauguin est une nature inquiète, tourmentée d'infini. Jamais satisfait de ce qu'il a réalisé, il va, cherchant, toujours, un au-delà. Il sent qu'il n'a pas donné de lui ce qu'il en peut donner. Des choses confuses s'agitent en son âme; des aspirations vagues et puissantes tendent son esprit vers des voies plus abstraites, des formes d'expression plus hermétiques. Et sa pensée se reporte aux pays de lumière et de mystère qu'il a jadis traversés. Il lui semble qu'il y a là, endormis, inviolés, des éléments d'art nouveaux et conformes à son rêve. Puis, c'est la solitude, dont il a tant besoin; c'est la paix, et c'est le silence, où il s'écoutera mieux, où il se sentira vivre davantage. Il part pour la Martinique. Il y reste deux ans, ramené par la maladie: une fièvre jaune dont il a failli mourir et dont il est des mois et des mois à guérir. Mais il rapporte une suite d'éblouissantes et sévères toiles où il a conquis, enfin, toute sa personnalité, et qui marquent un progrès énorme, un acheminement rapide vers l'art espéré. Les formes ne s'y montrent plus seulement dans leur extérieure apparence; elles révèlent l'état d'esprit de celui qui les a comprises et exprimées ainsi. Il y a, dans ces sous-bois aux végétations, aux flores monstrueuses, aux figures hiératiques, aux formidables coulées de soleil, un mystère presque religieux, une abondance sacrée d'Eden. Et le dessin s'est assoupli, amplifié; il ne dit plus que les choses essentielles, la pensée. Le rêve le conduit dans la majesté des contours, à la synthèse spirituelle, à l'expression éloquente et profonde. Désormais, M. Gauguin est maître de lui. Sa main est devenue l'esclave, l'instrument docile et fidèle de son cerveau. Il va pouvoir réaliser l'œuvre tant cherchée.


Œuvre étrangement cérébrale, passionnante, inégale encore, mais jusque dans ses inégalités poignante et superbe œuvre douloureuse, car pour la comprendre, pour en ressentir le choc, il faut avoir soi-même connu la douleur et l'ironie de la douleur, qui est le seuil du mystère. Parfois elle s'élève jusqu'à la hauteur d'un mystique acte de foi; parfois elle s'effare et grimace dans les ténèbres affolantes du doute. Et toujours émane d’elle l'amer et violent arôme des poisons de la chair. Il y a dans cette œuvre un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d'imagerie gothique, de symbolisme obscur, et subtil; il y a des réalités âpres et des vols éperdus de poésie, par où M. Gauguin crée un art absolument personnel et tout nouveau; art de peintre et de poète, d'apôtre et de démon, et qui angoisse.


Dans la campagne toute jaune, d'un jaune agonisant, en haut du coteau breton qu'une fin d'automne tristement jaunit, en plein ciel, un calvaire s'élève, un calvaire de bois mal équarri, pourri, disjoint, qui étend dans l'air ses bras gauchis. Le Christ, telle une divinité papoue, sommairement taillé dans un tronc d'arbre par un artiste local, le Christ piteux et barbare est peinturluré de jaune. Au pied du calvaire des paysannes se sont agenouillées. Indifférentes, le corps affaissé pesamment sur la terre, elles sont venues là parce que c'est la coutume de venir là, un jour de Pardon. Mais leurs yeux et leurs lèvres sont vides de prières. Elles n'ont pas une pensée, pas un regard pour l'image de Celui qui mourut de les aimer. Déjà enjambant des haies, et fuyant sous les pommiers rouges, d'autres paysannes se hâtent vers leur bauge, heureuses d'avoir fini leurs dévotions. Et la mélancolie de ce Christ de bois est indicible. Sa tête a d'affreuses tristesses; sa chair maigre a comme des regrets de 1a torture ancienne, et il semble se dire, en voyant à ses pieds cette humanité misérable et qui ne comprend pas: « Et pourtant, si mon martyre avait été inutile ? »


Telle est l'œuvre qui commence la série des toiles symboliques de M. Gauguin. Je ne puis malheureusement pas m'étendre davantage sur cet art qui me plairait tant à étudier dans ses différentes expressions: la sculpture, la céramique, la peinture. Mais j'espère que cette brève description suffira à révéler l'état d'esprit si spécial de cet artiste, aux hautes visées, aux nobles vouloirs.


Il semble que M. Gauguin, parvenu à cette hauteur de pensée, à cette largeur de style, devrait acquérir une sérénité, une tranquillité d'esprit, du repos. Mais non. Le rêve ne se repose jamais dans cet ardent cerveau; il grandit et s'exalte à mesure qu'il se formule davantage. Et voilà que la nostalgie lui revient de ces pays où s'égrenèrent ses premiers songes. Il voudrait revivre, solitaire, quelques années, parmi les choses qu'il a laissées de lui, là-bas. Ici, peu de tortures lui furent épargnées, et les grands chagrins l'ont accablé. Il a perdu un ami tendrement aimé, tendrement admiré, ce pauvre Vincent Van Gogh, un des plus magnifiques tempéraments de peintre, une des plus belles âmes d'artiste en qui se confia notre espoir. Et puis la vie a des exigences implacables. Le même besoin de silence, de recueillement, de solitude absolue, qui l'avait poussé à la Martinique, le pousse, cette fois, plus loin encore, à Tahiti où la nature s'adapte mieux à son rêve, où il espère que l'Océan Pacifique aura pour lui des caresses plus tendres, un vieil et sûr amour d'ancêtre retrouvé. Où qu'il aille, M. Paul Gauguin peut être assuré que notre piété l'accompagnera.


Octave MIRBEAU,
L'Écho de Paris, le 31 mars 1891



Paul GAUGUIN, Manao tapapau (L'Esprit des morts veille ou Elle pense au revenant), 1892, 72 X 92, Buffalo, Albright-Knox Museum



Paul GAUGUIN, Hina Tefatu, 1893, 114 X 63, New York, Museum of Modern Art



Paul GAUGUIN, Ta Matete, 1892, 73 X 92, Bâle, Kunstmuseum


L'oeuvre d'art sera :

1°- IDÉISTE, puisque son idéal unique sera l'expression de l'Idée ;

2°- SYMBOLISTE, puisqu'elle exprimera cette Idée en formes ;

3°-SYNTHÉTIQUE, puisqu'elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale ;

4°- SUBJECTIVE, puisque l'objet n'y sera jamais considéré en tant qu'objet, mais en tant que signe d'idée perçu par le sujet ;

5°- (C'est une conséquence) DÉCORATIVE, car la peinture décorative proprement dite, telle que l'ont comprisee les Égyptiens, très probablement les Grecs et les Primitifs, n'est rien autre chose qu'une manifestation d'art à la fois subjectif, synthétique, symbolique et idéiste.

G.-Albert AURIER, « Le Symbolisme en peinture - Paul Gauguin », Mercure de France, mars 1891




Paul GAUGUIN, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, 1897, 139 X 375, Boston, Museum of Fine Arts


Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou inversément, choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements.

Stéphane MALLARMÉ, Réponse à l'enquête de Jules Huret « Sur l'évolution littéraire »,
L'Écho de Paris, 1891

Paul CÉZANNE (1839-1906)


Paul CÉZANNE (1839-1905), Autoportrait au chapeau mou, 1894, 60 X 50, Tokyo, Bridgestone Museum of Art



Paul CÉZANNE, Bibemus : le Rocher rouge, 1895, 91 X 66, Paris



Paul CÉZANNE, Le Pont de Maincy, 1879-1880, 58,5 X 72, 5, Paris, Musée d'Orsay



Paul CÉZANNE, Pommes et oranges, 1895-1900, 74 X 93, Paris, Musée d'Orsay



Paul CÉZANNE, La Montagne Sainte-Victoire, 1902-1904, Philadelphia, Museum of Art


Peindre d'après nature, ce n'est pas copier l'objectif, c'est réaliser ses sensations (Cézanne)

La nature n'est pas en surface, elle est en profondeur. Ces couleurs sont l'expression, à cette surface, de cette profondeur. (Cézanne)


Pour lui, le sujet complet c’était l’homme dans la nature; mais entre la nature et les personnages humains, il rêvait une harmonie profonde. Il voulait entre eux une ressemblance intime, une correspondance expressive, pour que le tableau révélât une entité supérieure aux apparences où le génie du peintre lui-même pût transparaître. Car la peinture est un art d’éternité. La vie humaine et la nature sensible sont dans un changement incessant : le paysage est immuable. À moins donc de l’opposer au réel dans une contradiction inéluctable, il faut que l’artiste dégage dans l’homme et dans la nature, LA FORME, CE QUI NE CHANGE PAS. Il faut qu’il élève son œuvre, pour ainsi dire hors du temps, dans l’HARMONIE.


La peinture de Paul Cézanne, comme la poésie de Mallarmé, est, en un sens, métaphysique.


Un jour que, devant une toile de Cézanne, et en sa présence, j’exprimais à peu près ces idées, il s’écria : « C’est extraordinaire ! Vous dites ce que j’ai là – ce que je n’ai jamais dit à personne, ce que je ne peux même pas m’expliquer à moi-même! »


« … Cependant, reprit-il au bout d’un instant, je sens que je ne me suis pas pleinement réalisé. Tenez ! regardez ce portrait ! (il y travaillait depuis des mois; une tête de rustre à barbe fluviale où toute l’expression jaillissait des yeux)… Ce ne sont pas là des yeux encore : ils ne sont pas sortis ! – Si vous les sortez, lui dis-je, c’est l’âme qui rentrera. » Cézanne rêvait d’ajouter au maximum d’expression le maximum de fini; le Balzac de Rodin ne l’eût entièrement satisfait que si, tout en demeurant lui-même, il fût devenu par surcroît l’Apollon du Belvédère.


Jean ROYÈRE, La Phalange, 15 novembre 1906




Paul CÉZANNE, Le Château noir, 1900-1904, 74 X 97, Washington, National Gallery

Je respire la virginité du monde. Un sens aigu des nuances me travaille. Je me sens coloré par toutes les nuances de l'infini À ce moment-là, je ne fais plus qu'un avec mon tableau. Nous sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je m'y perds. Je songe, vague. Le soleil me pénètre sourdement, comme un ami lointain qui réchauffe ma paresse, la féconde. Nous germinons. (Cézanne, cité pae Joachim Gasquet, Cézanne, Paris, 1926)

Le cas Cézanne sépare irrémédiablement en deux camps ceux qui aiment la peinture et ceux qui préfèrent à la peinture elle-même ses agréments accessoires, littéraires ou autres.Le mystère dont s'est entouré le maître d'Aix-en-Provence n'a pas peu contribué à augmenter l'obscurité des commentaires dont a, d'autre part, bénéficié sa renommée. C'est un timide, un indépendant, un solitaire. exclusivement occupé de son art, perpétuellement inquiet et le plus souvent mal satisfait de lui-même; il échappa jusqu'à ses dernières années à la curiosité publique. Ceux-là mêmes qui se réclamaient de ses méthodes l'ont pour la plupart ignoré.A une époque où la sensibilité de l'artiste était tenue presque unanimement pour l'unique raison de l'œuvre d'art, et où l'improvisation — ce "vertige spirituel provenant de l'exaltation des sens" — tendait à détruire en même temps les conventions surannées de l'académisme et les méthodes nécessaires, il arriva que l'art de Cézanne sut garder à la sensibilité son rôle essentiel tout en substituant la réflexion à l'empirisme. Et, par exemple, au lieu de la notation chronométrique des phénomènes, il put conserver son émotion du moment, tout en fatiguant presque à l'excès, d'un travail calculé et voulu, ses études d'après nature. Il composa ses natures mortes, variant à dessein les lignes et les masses, disposant les draperies selon des rythmes prémédités, évitant les accidents du hasard, cherchant la beauté plastique, mais sans rien perdre du véritable motif, de ce motif initial qu'on saisit à nu dans ses ébauches et ses aquarelles, je veux dire cette délicate symphonie de nuances juxtaposées, que son oeil découvrait d'abord, mais que sa raison venait aussitôt et spontanément appuyer sur le support logique d'une composition, d'un plan, d'une architecture.

Maurice DENIS, Théories (1890-1910). Du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique. 4e édition. Paris, 1920



Paul CÉZANNE, Les Grandes Baigneuses, 1898-1905, 208 X 249, Philadelphia Museum of Art


Tout est, en art surtout, théorie dévelopée et appliquée au contact de la nature. (Cézanne)



Paul CÉZANNE, La Carrière à Bibemus, 1895, 65 X 81, Essen, Musée Folkwang


Extraits de la Correspondance de Cézanne

Je crains bien que tous les tableaux des anciens maîtres et représentant des choses en plein air n'aient été faits de chic, car cela ne me semble pas avoir l'aspect vrai et surtout original que fournit la nature.

A Zola, 1866

...Pour l'heure présente, je continue à chercher l'expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant.

A Joachim Gasquet, 1896

Mais après avoir vu les grands maîtres qui y reposent (au Louvre ), il faut se hâter d'en sortir et vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations d'art qui résident en nous.

A Charles Camoin, 1903


Car si la sensation forte de la nature — et certes je l'ai vive — est la base nécessaire de toute conception d'art, et sur laquelle repose la grandeur et la beauté de l’œuvre future, la connaissance des moyens d'exprimer notre émotion n'est pas moins essentielle et ne s'acquiert que par une très longue expérience.

A Louis Aurenche, 1904

Pour les progrès à réaliser, il n'y a que la nature et l’œil s'éduque à son contact. Il devient concentrique à force de regarder et de travailler. Je veux dire que, dans une orange, une pomme, une boule, une tête, il y a un point culminant; et ce point est toujours,— malgré le terrible effet : lumière et ombre, sensations colorantes — le plus rapproché de notre œil; les bords des objets fuient vers un centre placé à notre horizon.

A Émile Bernard, 1904

Une sensation optique se produit dans notre organe visuel, qui nous fait classer par lumière, demi-ton ou quart de ton les plans représentés par des sensations colorantes. (la lumière n'existe donc pas pour le peintre )

A Émile Bernard, 1904

L'art est une harmonie parallèle à la nature (...)

Imaginez Poussin refait entièrement sur nature, voici le classique que j’entends. (...)

Le dessin et la couleur ne sont point distincts ; au fur et à mesure que l'on peint, on dessine; plus la couleur s'harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et du modelé.»

Permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais ici: traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d'un objet, d'un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l'horizon donnent l'étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or, la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu'en surface, d'où la nécessité d'introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l'air.

A Émile Bernard, 1904
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After fifty years of the most radical change in art from images to free abstraction, Cézanne's painting, which looks old-fashioned today in its attachment to nature, maintains itself fresh and stimulating to young painters of our time. He has produced no school, but he has given an impulse directly or indirectly to almost every new movement since he died. His power to excite artists of different tendency and temperament is due, I think, to the fact that he realized with equal fullness so many different sides of his art. It has often been true of leading modern painters that they developed a single idea with great force. Some one element or expressive note has been worked out with striking effect. In Cézanne we are struck rather by the comprehensive character of his art, although later artists have built on a particular element of his style. Color, drawing, modelling, structure, touch and expression - if any of these can be isolated from the others - are carried to a new height in his work. He is arresting through his images - more rich in suggestive content than has been supposed - and also through his uninterpreted strokes which make us see that there can be qualities of greatness in little touches of paint. In his pictures single patches of the brush reveal themselves as an uncanny choice, deciding the unity of a whole region of forms. Out of these emerges a moving semblance of a familiar natural world with a deepened harmony that invites meditation. His painting is a balanced art, not in the sense that it is stabilized or moderate in its effects, but that opposed qualities are joined in a scrupulously controlled play. He is inventive and perfect in many different aspects of his art.

In this striving for fullness, Cézanne is an heir of the Renaissance and Baroque masters. Like Delacroix, he retains from Rubens and the Italians a concept of the grand - not in the size of the canvas but in the weight and complexity of variation. His grandeur is without rhetoric and convention, and inheres in the dramatic power of large contrasts and in the frankness of his means. His detached contemplation of his subjects arises from a passionate aspiring nature that seeks to master its own impulses through an objective attitude to things. The mountain peak is a natural choice for him, as is the abandoned quarry, the solitary house or tree, and the diversity of humble, impersonal objects on the table.

The greatness of Cézanne does not lie only in the perfection of single masterpieces; it is also in the quality of his whole achievement. An exhibition of works spanning his forty years as a painter reveals a remarkable inner freedom. The lives of Gauguin and Van Gogh have blinded the public to what is noble and complete in Cézanne's less sensational, though anguished, career. Outliving these younger contemporaries, more fortunate in overcoming impulses and situations dangerous to art, he was able to mature more fully and to realize many more of his artistic ideas.

Cézanne's masterliness includes, besides the control of the canvas in its complexity and novelty, the ordering of his own life as an artist. His art has a unique quality of ripeness and continuous growth. While concentrating on his own problems - problems he had set himself and not taken from a school or leader - he was capable of an astonishing variety. This variety rests on the openness of his sensitive spirit. He admitted to the canvas a great span of perception and mood, greater than that of his Impressionist friends. This is evident from the range of themes alone; but it is clear in the painterly qualities as well. He draws or colors; he composes or follows his immediate sensation of nature; he paints with a virile brush solidly, or in the most delicate sparse watercolor, and is equally sure in both. He possessed a firm faith in spontaneous sensibility, in the resources of the sincere self. He can be passionate and cool, grave and light; he is always honest.

Cézanne's work not only gives us the joy of beautiful painting; it appeals too as an example of heroism in art. For he reached perfection, it is well known, in a long and painful struggle with himself. This struggle can be read in his work in the many signs of destructiveness and black moods, especially in his early phase ; perhaps we may recognize it too even in the detached aspect of the world that he finally shapes into a serenely ordered whole. I do not doubt that the personal content of this classic art will in time become as. evident as the aesthetic result.

Meyer SCHAPIRO, Modern Art, Nineteenth and Twentieth Centuries
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Paul Cézanne aura été essentiellement un Provençal. Il devait garder toute sa vie, dans son parler, un fort accent méridional, il a toujours conservé une attache avec sa terre natale et il a fini, après l'avoir quittée, par y retourner vivre. Il n'a jamais rien laissé voir, à Paris, de parisien. La Provence est aujourd'hui la seule partie de la France, qui ait résisté à l'influence absorbante de Paris, qui ait gardé une âme et une vie propres. Elle a maintenu, dans une certaine mesure, ses traditions, sa langue et a produit des hommes profondément empreints du terroir, des hommes comme Mistral, Monticelli et aussi Cézanne.

Cézanne aura donc été avant tout redevable de son caractère à son pays d'origine. De tous ceux qu'on a appelés les Impressionnistes, il aura été en réalité le moins impressionniste. Les particularités, qui constituent les traits communs de l'impressionnisme, qu'il aura prises dans le milieu parisien, où il a développé son art, se sont simplement superposées au fond de style sobre, de simplicité d'ordonnance, qui lui sera venu de sa terre, de vieille formation latine.

Il naquit à Aix-en-Provence, le 19 janvier 1839. Il était fils d'un homme qui allait devenir un riche banquier et habiter hors de la ville une maison dans un parc (le Jas de Bouffan). Il entra au collège d'Aix, en 1853. Il s'y trouva avec Émile Zola, dont le père, ingénieur, construisait un canal à Aix et il se lia avec lui d'une étroite amitié. Il sort du collège à 19 ans, bachelier. Il suit, en 186o-1861, les cours de l'Ecole de droit, y prend plusieurs inscriptions et passe même le premier examen avec succès. L'étude du droit le dégoûte, il la délaisse.

Sa vocation artistique se développait. Il avait ressenti de bonne heure une passion pour le dessin. Il exprime, en abandonnant l'étude du droit, l'intention de s'adonner à la peinture. Il vient une première fois à Paris, en 1862, amené par son père. Il fréquente l'Académie Suisse, mais échoue dans le concours pour l'admission à l'Ecole des Beaux-Arts. Revenu à Aix, à la suite de cet échec, il entre dans le bureau de la banque paternelle. Ce genre de vie lui devient tout de suite naturellement insupportable et, l'appel de la vocation se faisant de plus en plus sentir, il obtient, en 1863, de repartir pour Paris, où il se livrera tout entier à la peinture. Son père lui alloue une pension de cent cinquante francs par mois, bientôt portée à trois cents, qui lui sera toujours régulièrement payée.

Cézanne retrouve Émile Zola à Paris. Ils continuent leur vieille camaraderie et mènent une sorte de vie commune. On peut voir, par la correspondance de Zola, quels rapports intimes s'étaient, dans leur jeunesse, établis entre eux. A l'époque de leur maturité, alors que leurs talents seraient complètement épanouis, la divergence de leurs tempéraments, la différence de leurs modes de travail, la manière de sentir dissemblable, devaient les amener à s'écarter plus ou moins, chacun cantonné sur son propre terrain, mais il n'y a jamais eu de rupture. Et lorsqu'au commencement de 1906, on inaugurera solennellement à la Bibliothèque d'Aix, un buste de Zola, Cézanne assistera à la cérémonie et se montrera profondément ému de l'honneur rendu à son vieil ami.

Cézanne venu à Paris se met au travail. Il fréquente l'Académie Suisse, sur le quai des Orfèvres. Après le premier apprentissage, il prend un atelier rue Beautreillis et commence à produire. Cependant il lui faudra du temps, même un long temps, pour développer sa pleine originalité. Il était de ces hommes, qui ont leurs facultés cachées comme au fond d'eux-mêmes et qui, pour se les rendre claires et les féconder, ont besoin d'un effort soutenu. Il n'y aura donc jamais chez lui de virtuosité; le travail facile et l'improvisation lui resteront inconnus. Le temps entrera, élément essentiel, dans le dégagement de son originalité, puis dans la formation des divers genres qu'il cultivera et même dans l'exécution de chacune de ses œuvres saillantes, particulières. Mais, comme dit Alceste, le temps ne fait rien à l'affaire.

Au début, en homme qui cherche, il subit les grandes influences qui s’exerçaient alors sur les jeunes gens émancipés, celles de Delacroix et de Courbet. Le romantisme et la palette de Delacroix l'ont séduit les premiers. On a de lui un certain nombre d'œuvres de pur romantisme. La plus importante a fait partie de la vente Zola, en mars 1903, sous le titre l'Enlèvement. Cependant l'action de Delacroix n'est que transitoire; celle de Courbet, qui devait être plus profonde et plus durable, lui succède. Il fait personnellement la connaissance de Courbet. Le réalisme de Courbet correspondait au fond à sa manière d'être, aussi les œuvres qu'il produit sous cette influence sont-elles relativement nombreuses.

En 1866 Zola, chargé par M. de Villemessant de rendre compte du Salon dans l'Evénement avait fait de Manet un éloge enthousiaste, qui causait un énorme scandale. Il avait dû, en conséquence, quitter l'Evénement et interrompre son Salon. Devenu après cela comme le champion de Manet, il nouait avec lui des relations suivies. Cézanne, dans l'étroite intimité où il se tenait avec Zola, fut du coup entraîné vers Manet et son art. Il ne retient plus, à partir de ce moment, la gamme de coloration de Courbet, il passe à celle de Manet. Il est en marche pour développer le système de coloris, qui l'établira dans sa pleine originalité.

Il faut bien expliquer que les influences subies par Cézanne ne marquent pas des manières différentes, absolument tranchées. Il s'agit, dans son cas, d'un homme très ferme, qui s'est d'abord engagé dans une voie certaine. En effet, la désignation de ses sujets, les limites dans lesquelles il entend se tenir ont été promptement fixées. Sauf au premier moment où, sous l'influence de Delacroix, il peint quelques compositions romantiques, il n'a jamais été attiré que par le spectacle du monde visible. Il n'a point recherché les sujets descriptifs, il a ignoré les emprunts littéraires. L'expression de sentiments abstraits, d'états d'âme, lui est toujours restée inconnue. Il s'est d'abord consacré à peindre ce qui peut être vu par les yeux, les natures mortes, les paysages, les têtes ou portraits et, comme une sorte de couronnement, des compositions, mais d'ordre simple, où les personnages sont mis côte à côte uniquement pour être peints.

Le terrain sur lequel il entend se tenir étant tout de suite délimité, quand on parle des influences subies, il s'agit en réalité de questions de technique, de la gamme des tons, des valeurs de palette, qu'il doit d'abord aux devanciers. C'est donc surtout son coloris qui a passé par des phases diverses, avant d'être pleinement fixé. C'est l'aspect extérieur qui change et se modifie, jusqu'au jour où il prend son caractère définitif par l'adoption de la peinture en plein air. Le fait se produit en 1873. À ce moment Cézanne va résider à Auvers-sur-Oise. Il s'y rencontre avec Pissarro et Vignon, qui peignaient depuis longtemps en plein air.

Il se met à peindre à leur exemple, en tenant les yeux sur les colorations vives, que l'éclat de la lumière donne à la campagne. Il n'était guère jusqu'alors sorti de l'atelier, même ses paysages, comme la Neige fondante de la vente Doria, avaient été exécutés à l'intérieur, loin de la scène naturelle représentée. Quand Cézanne commençait systématiquement à peindre en plein air, à Auvers, il avait 33 ans, il travaillait depuis longtemps, il était en possession sûre de ses moyens. Aussi en contact direct avec la nature et les colorations vives du plein air, s'épanouit-il dans toute son originalité. Il développe une gamme de couleur absolument personnelle et imprévue, d'une grande puissance.

Quoi qu'il en soit, il faut se garder d'en faire un homme pénétré d'idées révolutionnaires et de sentiments hostiles à l'égard des anciennes écoles. Il admirait, autant que quiconque, les vieux maîtres, Poussin en particulier, qu'il connaissait très bien pour avoir fréquenté le Louvre. Son originalité lui traçait une voie propre, qu'il entendait suivre sans dévier, mais après cela il n'eût pas mieux demandé que de plaire au public et de participer aux expositions officielles, en jouissant des avantages de toute sorte qu'on peut en obtenir.

Il avait cherché obstinément à se faire recevoir aux Salons, pendant des années. Il y avait présenté, avant et après 1870, des tableaux invariablement refusés. C'est cette impossibilité de pénétrer aux Salons qui l'amenait, en grande partie, à s'unir aux artistes qu'on appellerait les Impressionnistes. Il avait, à son arrivée à Paris, fait en premier lieu la connaissance de Pissarro et de Guillaumin, puis celle de Renoir et de Claude Monet. Il se joignait donc à eux, pour prendre part à la première exposition qu'ils organisaient chez Nadar, en 1874, boulevard des Capucines.
Il y mettait, comme principale composition, la Maison du Pendu, aujourd'hui dans la collection de Camondo, au Louvre, peinte à Auvers, en 1873. Le nom venait du fait que l'occupant de la maison s'y était suicidé. Cette toile laisse certes voir les dons caractéristiques de son auteur, ce qui n'empêche pas qu'on y découvre, comme dans les autres qu'il peint à la même époque, à Auvers, l'influence de Pissarro, auprès duquel il s'était d'abord mis à travailler en plein air. Cependant, de l'exposition des Impressionnistes de 1874 à celle de 1877, Cézanne s'est dégagé, il est entré en complète possession de la technique du plein air. Il expose alors seize tableaux et aquarelles, des natures mortes, des fleurs, des paysages et une tête d'homme, le portrait de M. Choquet. Ces œuvres le montrent parvenu à la plénitude de son originalité.

À l'exposition de 1877, rue Le Peletier, les Impressionnistes, se produisant dans toute leur hardiesse, soulevaient une horreur générale et faisaient au public l'effet de monstres et de barbares. Mais celui d'eux tous qui causait l'horreur la plus profonde, qui plus spécialement que tous les autres faisait l'effet d'un vrai barbare, d'un vrai monstre, c'était Cézanne. En 1877 les souvenirs de la Commune demeuraient vivants et si les Impressionnistes furent alors généralement traités de « communards », ils le durent surtout à sa présence au milieu d'eux.

Il est probable qu'on ne verra jamais se déchaîner, contre quelque peintre que ce soit, l'hostilité que les Impressionnistes ont eu à subir. Pareil phénomène ne saurait se répéter. Le cas des Impressionnistes, où la flétrissure a fait place à l'admiration, a mis l'opinion en garde. Il servira sûrement d'avertissement et devra empêcher qu'un soulèvement, tel que celui que nous avons connu, ne se produise jamais plus contre les novateurs et les originaux, qui pourront encore survenir. S'il doit en être ainsi, Cézanne aura fourni un exemple appelé à demeurer unique. Si les Impressionnistes sont destinés à rester les peintres qui auront été de tous les plus maltraités à leur apparition, Cézanne qui, au milieu d'eux, a été sans comparaison le plus honni aura eu ainsi l'honneur d'être, de tous les artistes originaux jamais apparus dans le monde, celui qui aura le plus fait rugir les Philistins. C'est qu'avec lui l'originalité et la physionomie à part se seront manifestées, de manière à trancher plus qu'elles ne l'avaient encore fait auparavant sur les formules courantes de l'art facile, admis de tous. Il faut voir d'où venait ce fait.

Cézanne devait d'abord sa physionomie à part, à la circonstance qu'il n'était entré dans l'atelier d'aucun peintre en renom, pour apprendre à produire selon la formule courante. Les ateliers parisiens sont arrivés à former un nombre illimité de peintres, qui travaillent d'après des règles si sûres, qu'on peut dire de leurs œuvres qu'elles sont impeccables. Des centaines se montrent tous les ans aux Salons, dessinant des contours et peignant des surfaces sans défauts. On n'a rien à reprocher à leurs envois. Seulement tous ces gens-là se ressemblent, ont même technique, même facture. Leurs œuvres finissent par exciter le dégoût de ceux qui recherchent, en art, l'originalité et l'invention. Mais, avec leur correction routinière, elles donnent une régularité générale du dessin, un aspect convenable des formes, qui ont si bien pris les yeux, que tout ce qui en diffère paraît au public fautif, mal dessiné, mal peint.

Or Cézanne, par sa manière à part, venait heurter violemment le goût banal, habituel du public. Il était avant tout peintre et ne dessinait pas en arrêtant des lignes et des contours à la manière des autres. Il appliquait, par un procédé personnel, des touches sur la toile, les unes à côté des autres d'abord, puis les unes par-dessus les autres après. On peut aller jusqu'à dire que, dans certains cas, il maçonnait son tableau, et de la juxtaposition et de la superposition des touches colorées, les plans, les contours, le modelé se dégageaient, pour ceux qui savaient voir, mais pour les autres restaient noyés dans un mélange uniforme de couleur.

Cézanne avant tout peintre, dans le sens propre du mot, recherchait tout d'abord la qualité de la substance peinte et la puissance du coloris. Mais alors pour ceux qui ne comprennent le dessin crue par des lignes précises et arrêtées, il ne dessinait pas; pour ceux qui demandent à un tableau d'offrir des motifs historiques ou anecdotiques, les siens ne présentant rien de pareil étaient comme non existants; pour ceux qui veulent des surfaces recouvertes également, son faire, par endroits rugueux et ailleurs allant jusqu'à laisser des parties de la toile non couvertes, paraissait être celui d'un impuissant; sa touche, par juxtaposition de tons colorés égaux ou se superposant, pour arriver à l'épaisseur, semblait grossière, barbare, monstrueuse.

Il existait cependant une particularité d'ordre tout à fait supérieur dans ses œuvres, mais aussi précisément de cette sorte que le public en général, les littérateurs et même le commun des peintres ne peuvent d'abord ni comprendre ni apprécier, puisque d'abord ils ne peuvent même pas la saisir, c'est la valeur en soi de la matière mise sur la toile, la puissance harmonieuse du coloris. Or les tableaux de Cézanne offrent une gamme de coloris d'une intensité très grande, d'une clarté extrême. Il s'en dégage une force indépendante du sujet, si bien qu'une nature morte — quelques pommes et une serviette sur une table — prendront de la grandeur, au même degré que pourra le faire une tête humaine ou un paysage avec la mer. Mais la qualité de la peinture en soi, où réside surtout la supériorité de Cézanne, n'étant point accessible aux spectateurs, tandis que ce qu'ils tenaient pour monstrueux leur crevait les yeux, les rires, les sarcasmes, les injures, les haussements d'épaules, étaient les seuls témoignages que ses œuvres leur parussent mériter et qu'aussi bien ils leur prodiguaient.

Cézanne aux expositions de 1874 et de 1877 se voyait donc si absolument conspué, il se sentait si irrémédiablement méconnu, qu'il renonçait pour longtemps à se montrer au public. Il ne devait en effet prendre part à aucune des autres expositions organisées par les Impressionnistes. Mais, replié sur lui-même, il continuera à peindre de la façon la plus assidue, la plus tenace. Il se livrera sans arrêt à l'exercice de l'art. Son cas est ainsi remarquable dans l'histoire de la peinture.

Voilà un homme qui, en montrant ses œuvres, a été tellement maltraité qu'il s'abstient de les remettre de nouveau sous les yeux du public. Rien ne peut lui laisser entrevoir que l'opinion changera à son égard, dans un avenir prochain ou même jamais. Ce n'est donc pas pour ce qui miroite aux yeux de tant d'autres, le renom, les honneurs à acquérir qu'il travaille, puisque ces avantages lui paraissent définitivement refusés. Ce n'est pas non plus en vue d'un profit, puisque après l'horreur causée par ses œuvres, il n'a aucune chance d'en vendre, ou s'il en vend quelques-unes exceptionnellement, il n'en obtient qu'une somme infime. D'ailleurs il n'a pas besoin de produire pour vivre, comme tant d'autres qui, une fois engagés dans la carrière, ont à lutter contre la misère. Il jouit d'une pension de son père qui l'alimente, en attendant le jour où l'héritage paternel le fera riche. Il ne continuera donc à peindre par aucun de ces motifs qui décident -généralement de la conduite des autres. Il continuera à peindre par vocation pure, par besoin de se satisfaire lui-même. Il peint parce qu'il est fait pour peindre. On a ainsi avec lui l'exemple d'un homme, que son organisation mène à faire forcément une certaine besogne. Evidemment les yeux qu'il promenait sur les choses lui procuraient des sensations si particulières, qu'il éprouvait le besoin de les fixer par la peinture et qu'en le faisant, il ressentait le plaisir d'un besoin impérieux satisfait.

Puisqu'il peint maintenant uniquement pour lui-même, il peindra de cette sorte qui lui permettra le mieux d'obtenir la réussite difficile qu'il conçoit. Il n'y aura donc dans sa facture aucune trace de ce que l'on peut appeler la virtuosité, il ne se permettra jamais ce travail facile du pinceau, donnant des à peu près. Il procède d'une manière serrée. Il tient les yeux obstinément fixés sur le modèle ou le motif, de façon à ce que chaque touche soit bien mise, pour contribuer à établir sur la toile ce qu'il a devant lui. Il pousse si loin la probité à rendre sincèrement l'objet de sa vision, il a une telle horreur du travail fait de chic, que lorsque dans son exécution, il se trouve par endroits des points de la toile non couverts, il les laisse tels quels, sans penser à les recouvrir, par un travail postérieur de reprise des parties d'abord négligées, auquel se livrent tous les autres.

Son système le contraint à un labeur en quelque sorte acharné. Ses toiles en apparence les plus simples demandent un nombre considérable, souvent énorme, de séances. Ses procédés ne lui permettent non plus d'obtenir cette réussite moyenne certaine, à laquelle les autres arrivent. Il abandonnera en route nombre de ses toiles, qui resteront à l'état d'esquisses ou d'ébauches, soit que l'effet recherché n'ait pu être obtenu, soit que les circonstances aient empêché de les mener à terme. Mais alors les œuvres parvenues à la réussite complète laisseront voir cette sorte de puissance, que donne l'accumulation d'un travail serré cependant resté libre, procurant l'expression forte et directe.


***

Cézanne prit philosophiquement son parti du mépris dont il était l'objet. L'idée ne lui vint pas un seul instant de modifier, en quoi que ce soit, sa manière, pour se rapprocher du goût commun. Mais il se voyait aux expositions de 1874 et de 1877 si absolument méprisé, il se sentait si définitivement méconnu, qu'il renonçait pour longtemps à se -montrer au public. Une fois retiré du contact public, par sa renonciation aux expositions, il peint sans s'inquiéter de ce qui peut se passer autour de lui.

Quand nous disons qu'il a renoncé à cette époque à participer aux expositions, cela s'applique rigoureusement aux expositions des Impressionnistes, auxquelles il manque après 1877, mais il existe cependant une exception. Repris, en 1882, de son désir de pénétrer aux Salons, il envoya à celui de cette année un portrait d'homme. Guillemet, un de ses amis du temps d'apprentissage, alors membre du jury, le fit recevoir. Le Salon de 1882 a été ainsi le seul qui, par aventure, ait vu une œuvre de Cézanne.

Vingt ans vont s'écouler, pendant lesquels il restera méprisé ou méconnu du public, des écrivains, des collectionneurs, des marchands, des hommes qui donnent aux artistes le renom et leur permettent de tirer profit de leur travail. Il ne sera alors apprécié que du petit groupe des peintres ses amis, Pissarro, Monet, Renoir, Guillaumin qui l'ont tout de suite considéré comme un maître, auxquels se joignent quelques amateurs, qui l'ont aussi compris et veulent avoir de ses œuvres. Le comte Doria fut un des premiers collectionneurs à le goûter. Il possédait une importante réunion de tableaux de Corot et des maîtres de 1830. Il y ajouta, après 187o, des œuvres des Impressionnistes et en particulier La Maison du Pendu de Cézanne. Puis il échangea ce tableau avec M. Choquet pour la Neige fondante, qui a figuré à sa vente, en mai 1899.

Avec M. Choquet nous venons de nommer l'homme qui ressentit d'abord pour Cézanne une vive admiration. Il s'était dans sa jeunesse épris de Delacroix, à l'époque où celui-ci était encore généralement dédaigné et avait pu ainsi, avec de modestes ressources, acquérir un ensemble de ses œuvres. Après être allé d'instinct à Delacroix, il était allé ensuite d'instinct aux Impressionnistes. C'était un homme d'une grande politesse, qui émettait ses opinions avec chaleur, mais toujours sous les formes les plus déférentes. Il réussissait de la sorte à se faire écouter par beaucoup de gens qui, à cette époque, n'eussent toléré d'aucun autre un éloge des Impressionnistes en général et de Cézanne en particulier. On le rencontrait en tout lieu, où les Impressionnistes trouvaient occasion de montrer leurs œuvres, aux expositions et aux ventes. Il devenait une sorte d'apôtre. Il prenait les uns après les autres les visiteurs de sa connaissance et s'insinuait auprès de beaucoup d'autres, pour chercher à les pénétrer de sa conviction et leur faire partager son admiration et son plaisir.

M. Choquet s'était en 1877 lié d'amitié avec Cézanne, qui passa dès lors une partie de son temps, à peindre pour lui, en ville et à la campagne. Il peignit particulièrement plusieurs portraits de M. Choquet très travaillés, l'un, une tête exposée rue Le Peletier, en 1877, un autre, à mi-corps, costume blanc, se détachant sur un fond de plantes vertes, peint en plein air, à la campagne, en Normandie, en 1885. En juillet 1899, à la vente après décès de Mme Choquet, qui avait hérité la collection de son mari, 31 toiles de Cézanne passèrent aux enchères; dans le nombre se trouvait le Mardi gras, un grand pierrot et un arlequin, formant un de ces sujets, où les personnages sont mis surtout pour être peints, sans se livrer à des actions particulières. Ce fut à cette vente que les prix des tableaux de Cézanne, restés jusqu'alors très bas, commencèrent à monter pour atteindre l'élévation qu'on leur voit aujourd'hui.

En 1870 et années suivantes un petit marchand, qu'on appelait le père Tanguy, vendait des toiles et des couleurs dans une boutique de la rue Clauzel. Les Impressionnistes, qui lui prenaient des fournitures, lui donnaient des tableaux en échange. Quoiqu'il les offrît à des prix infimes, il ne parvenait à en placer que très peu et sa boutique en restait encombrée. Il avait continué, comme tant d'autres, après le siège de Paris, sous la Commune, à faire partie de la garde nationale et, pendant la bataille entre les Fédérés et l'armée de Versailles, avait été pris et envoyé à Satory. Il passa en conseil de guerre. Heureusement pour lui que les officiers enquêteurs n'eurent point l'idée de rechercher les tableaux qu il tenait en vente, pour les montrer à ses juges, car dans ce cas il eût été sûrement condamné et fusillé. Acquitté, il put reprendre son commerce. C'était un homme du peuple, doué d'un goût naturel, mais sans culture. Il désignait l'ensemble des Impressionnistes par un mot pompeux, «l'Ecole», qui dans sa bouche avait quelque chose de drôle. En 1879 Cézanne avait quitté un appartement qu'il occupait près de la gare Montparnasse, se rendant à Aix. Il laissait ses tableaux à la disposition du père Tanguy, avec qui j'allai les voir, pour en acheter. Ils représentaient le travail accumulé de plusieurs années. Je les trouvai rangés par piles, contre la muraille, les plus grands à 100 francs, les plus petits à 40 francs. J'en choisis plusieurs dans les piles.

Cézanne marié eut un fils en 1872. Son temps a été partagé entre Paris, les environs et sa ville natale d'Aix, où il n'a jamais cessé de séjourner par intervalles, car il a toujours conservé les meilleures relations avec sa famille. Il vécut, pendant des années, d'une manière resserrée, avec la pension reçue de son père. Il ne vendait point alors de tableaux ou à des prix tels, que leur produit n'ajoutait presque rien à son petit budget. Après la mort de son père, en 1886, et celle de sa mère, en 1897, il entra en possession de la fortune paternelle, partagée avec ses deux sœurs et passa à l'état de riche bourgeois de la ville d'Aix. Il y fixa alors sa résidence. Il eut une maison en ville et se fit construire un atelier au dehors, à quelque distance. Devenu riche, il ne changea rien à sa manière de vivre. Il continua, comme par le passé, à peindre assidûment, ne prenant toujours d'intérêt qu'à son art.

Les années semblaient se succéder le laissant isolé, mais le temps qui travaille pour ce qui a de la valeur en soi, travaillait pour lui. A la première génération, qui n'avait connu les Impressionnistes que pour les railler, en succédait une autre, qui savait les comprendre et les apprécier. Cézanne, le plus méprisé de tous dans la période de méconnaissance, devait rester en arrière des autres, lorsque la faveur viendrait à se produire; il demeurerait ignoré de la foule et continuerait à être réprouvé par le monde académique. Mais, en compensation, il allait recueillir l'appui d'un cercle sans cesse élargi d'adhérents, artistes, collectionneurs, marchands.

Le père Tanguy avait été le premier à tenir de ses œuvres, à une époque où il était comme impossible d'en vendre. C'est Pissarro, qui a toujours professé une grande admiration pour Cézanne, qui avait guidé le père Tanguy et qui amenait ensuite Vollard, en des circonstances plus heureuses, à prendre là même voie. Vollard était venu de l'Ile de la Réunion, son pays natal, faire ses humanités et ses études de droit à Paris., Il s'était, à la recherche d'une profession, établi marchand de tableaux. Vers 1880 il s'engagea dans l'achat des tableaux de Cézanne. Entré en relations avec le fils, il en acquit environ 200, pour une somme de 80 à 90.000 francs. Il loua, afin de compléter son entreprise, un magasin rue Laffitte, près du Boulevard, où il tint en vue les tableaux. Ce fut pour Cézanne un événement que cette péripétie, qui l'amenait à vendre ses œuvres, maintenant présentées en permanence aux connaisseurs et au public. Aux rares collectionneurs des premiers temps, le comte Doria, M. Choquet, M. de Bellio, en succédaient de nombreux: MM. Pellerin, Bernheim jeune, Fabbri, Gasquet, Lœser, Alphonse Kann, pour ne parler que des principaux. Sa réputation allait passer les frontières ; en Allemagne on rechercherait ses œuvres et les jeunes artistes y subiraient son influence.

En France sa prise sur les peintres émancipés de la nouvelle génération devenait évidente, lorsque se formaient à Paris, en 1884, la Société des Artistes indépendants, puis, en 1909, le Salon d'automne. Là il serait tenu pour un maître, c'est sur lui qu'on s'appuierait. Après avoir voulu, au début, montrer ses œuvres aux Salons et aux expositions des Impressionnistes et avoir été amené à v renoncera sous le flot d'injures qu'elles suscitaient, il allait maintenant pouvoir les envoyer, à son gré, à des expositions où elles seraient reçues avec empressement. Il prenait donc part aux expositions des Indépendants des années 1899, 1901 et 1902 et à celle du Salon d'automne de 1905. Un de ses tableaux serait admis à l'Exposition universelle de 1889 et plusieurs à celle de 1900. En 1907, le Salon d'automne ferait, après sa mort, une exposition générale de son œuvre.

Maurice Denis a su donner expression aux sentiments des artistes, qui admiraient plus particulièrement Cézanne. Il a peint une grande toile, sous le titre d'Hommage à Cézanne, exposée en 1901 au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts. Autour d'un tableau de Cézanne sont groupés en déférence, les peintres Bonnard, Denis, Ranson, Redon, Roussel, Sérusier, Vuillard, et avec eux Mellerio et Vollard.

Le temps avait donc travaillé en faveur de Cézanne. Au XXe siècle, il vendait sa peinture, il comptait de nombreux admirateurs et il pouvait constater que son influence s'étendait parmi les jeunes artistes. Cependant, quoi qu'il en fût, il devait rester jusqu'à son dernier jour ignoré de la foule et continuer, dans les hautes sphères officielles, à être tenu pour un réprouvé. Il était dit qu'il ne pourrait jamais causer que de l'effroi aux hommes se donnant la mission de défendre les règles et de maintenir les sages traditions.

M. de Tschudi, directeur de la National Galerie à Berlin, s'était fait en Allemagne, avec MM. Liebermann, Meier-Graefe et le comte Kessler, l'introducteur de la peinture moderne française, représentée par Manet et les Impressionnistes. C'était un homme courageux qui, dans la défense de la forme d'art venue de France, qu'il croyait devoir préconiser, n'a pas craint d'affronter des attaques violentes. Il fit entrer, vers 1899, à la National Galerie à Berlin, à l'aide de fonds qu'il obtint de personnes riches influencées par lui, Dans la Serre, de Manet, la Conversation, de Degas, des tableaux de Renoir, Pissarro, Claude Monet, Sisley et enfin un très puissant et caractéristique paysage de Cézanne.

Cette apparition de l'école moderne française, sous sa forme la plus osée, dans un musée national, à Berlin, suscita d'ardentes polémiques. L'empereur Guillaume II voulut se rendre compte personnellement de quoi il s'agissait. Il annonça sa visite à la Galerie où il déciderait du sort des tableaux. Ses préférences connues pour l'art correct de la tradition laissaient prévoir qu'ils auraient peine à trouver grâce devant lui. M. de Tschudi attendit la visite de l'Empereur, prêt à en subir les conséquences, mais, au dernier moment, il faiblit au sujet du tableau de Cézanne. Il l'écarta par exception. Il lui parut — il n'avait probablement pas tort — que si, avec les autres, il conservait une faible chance de gagner l'Empereur, la vue du Cézanne la lui ferait sûrement perdre. L'Empereur, venu en présence des tableaux de Manet et des Impressionnistes, ne les jugea pas plus favorablement que n'avaient fait autrefois les « bourgeois » parisiens. Il les fit enlever de la place choisie, où ils se trouvaient au premier étage, pour les tenir en un lieu moins apparent au second. L'Empereur parti, M. de Tschudi remit le tableau de Cézanne avec les autres.

Comme je racontais cette histoire de Berlin, dans une réunion à Paris, un homme du monde, connaisseur émérite de l'art du XVIIIe siècle, dit tranquillement qu'il comprenait très bien l'acte de M. de Tschudi, car cette peinture d'anarchiste ne pouvait causer que de l'horreur à un empereur. Je trouvai très caractéristique ce jugement persistant sur Cézanne, tenu toujours pour un insurgé par les traditionalistes, et qualifié maintenant d'anarchiste, épithète équivalente à celle de communard, qu'on lui avait appliquée à son apparition, en 1874.

En l'année 1902, Cézanne qui avait supporté avec une grande philosophie le long mépris, se voyant enfin relativement apprécié, laissa entendre que, sans penser à faire lui-même aucune démarche, il accepterait volontiers la décoration qu'on pourrait lui décerner, comme reconnaissance officielle de son mérite. M. Octave Mirbeau se chargea, après cela, de faire appel en sa faveur à M. Roujon, le directeur des Beaux-Arts. Voilà donc Mirbeau qui, accueilli par Roujon, lui dit qu'il vient lui demander la Légion d'honneur pour un peintre de ses amis et Roujon, qui assure Mirbeau de sa bienveillance et du plaisir qu'il aurait à lui donner satisfaction. Mirbeau désigne alors Cézanne. À ce nom Roujon sentit son sang se glacer. Décorer Cézanne ! mais c'est lui demander de fouler aux pieds tous les principes remis à sa garde. Il répond donc par un refus péremptoire. D'ailleurs il serait prêt à décorer tout autre Impressionniste , Claude Monet en particulier, mais qui précisément ne consentait pas à l'être. Mirbeau se retira dédaigneux et Cézanne dut comprendre, que le fait d'être apprécié par une minorité d'artistes et de connaisseurs n'empêchait pas qu'il ne fût toujours tenu pour un monstre, dans les sphères de l'art officiel et de la correction administrative.

Cézanne était un homme d'esprit sérieux et réfléchi, porté à se replier sur lui-même. La tenue que l'on constate dans sa peinture, existait au fond dans sa manière d'agir et de s'exprimer. Il se laissait aller, au premier moment, sous le coup de ses sensations, en vrai méridional, à une sorte d'impétuosité, de tressaillement accompagné de jurons, d'exclamations, de mots vifs, mais, après cela, s'il parlait à des amis ou à des gens sérieux, on voyait l'homme de jugement et de réflexion.
Caillebotte avait organisé un dîner mensuel, au café Riche, sur le boulevard des Italiens, appelé le dîner des Impressionnistes, où se retrouvaient les peintres du groupe et les hommes de lettres Mallarmé, Mirbeau, Gustave Geffroy, qui s'étaient faits leurs défenseurs. J'y ai maintes fois rencontré Cézanne. Il gardait généralement le silence au commencement du dîner, attentif aux propos qu'on échangeait autour de lui et aux opinions qu'on émettait sur l'art et les artistes. Puis, à un certain moment, il prenait part à la conversation et ce qu'il disait avait toujours du poids.

On voit en définitive que si Cézanne, par les particularités de son travail et de sa vie, a offert des faits singuliers à relever, le plus singulier aura été l'étonnant contraste existant entre l'opinion formée de son caractère et sa véritable manière d'être. Cet homme, dont l'art aura paru être celui d'un communard, d'un anarchiste, dont on aura soustrait les œuvres à la vue des empereurs, qui aura causé la terreur des directeurs des Beaux-Arts, aura été un bourgeois riche, conservateur, catholique, qui n'avait jamais soupçonné qu'on pourrait voir en lui un insurgé, qui a donné tout son temps au travail, menant en réalité la vie la plus digne d'estime.

Cézanne devenu diabétique eût dû prendre des précautions en conséquence. Mais aucune considération ne pouvait l'amener à changer ses habitudes de travail. Il continuait donc, comme par le passé, à peindre en plein air. Un jour d'octotobre 1906, où il peignait sous la pluie, il fut saisi d'un refroidissement et d'une congestion au foie. On dut le ramener chez lui, du lieu écarté où il se trouvait, dans une voiture de blanchisseuse. Le surlendemain du jour où il avait eu son accident, il sortit entre 6 et 7 heures du matin, pour travailler, en plein air, au portrait commencé d'un vieux marin. Il fut ressaisi par le froid. Il dut être de nouveau ramené chez lui et cette fois prendre le lit définitivement. Sa passion de peindre était telle que, malgré son mal, il se relevait de temps en temps pour ajouter quelques touches à une aquarelle, près de son lit. Il est mort à Aix, le 22 octobre 1906, on peut dire le pinceau à la main.


Théodore DURET, Histoire des peintres impressionnistes, Paris, 1939

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Longtemps ignoré, moqué, rejeté, Cézanne est le prototype de l'artiste maudit. La reconnaissance est venue sur le tard, à l'âge de 56 ans, alors qu'il ne l'attendait plus: lorsque, en 1895, sur les conseils de Pissarro et de Renoir, ses amis, un jeune marchand ambitieux, Ambroise Vollard, lui consacre sa première rétrospective à Paris. Cézanne avait encore onze années à vivre.

Pour le rencontrer, Vollard s'était rendu à Fontainebleau, où, d'après la rumeur, le peintre séjournait. Fausse piste: il en était reparti. Le marchand finit par localiser une famille Cézanne, à Paris, rue des Lions-Saint-Paul. A défaut d'y trouver Paul, le père, Vollard tombe sur Paul, le fils. Ce dernier jouera les intermédiaires. C'est grâce à lui qu'aura lieu la fameuse exposition. Car Cézanne père, qui se trouve à Aix-en-Provence, n'entend pas se déplacer. Il se contente d'expédier par le train une centaine de toiles roulées. Vollard ne fera sa connaissance que l'année suivante.

Cette rétrospective, que Cézanne n'honorera pas de sa présence, marque pourtant un tournant essentiel dans sa carrière. Même si elle suscite les railleries habituelles de quelques détracteurs, qui brocardent ces «visions cauchemardesques» et autres «atrocités à l'huile», elle enregistre un vrai succès, particulièrement auprès des critiques et des peintres. Pour la première fois, on peut se rendre compte de la singularité de la trajectoire esthétique de Cézanne, qui, d'abord proche de l'impressionnisme, ouvre ensuite la voie de la modernité. Du cubisme au fauvisme et à l'abstraction, les grands courants du XXe siècle se réclameront du peintre aixois. « C'est notre père à tous », déclarera Picasso.

Grâce à cette manifestation, la réputation de Cézanne ne cessera de s'affirmer. Les artistes qui le connaissent déjà, comme Monet et Degas, achètent alors des toiles. Poussant la porte de la boutique (on ne dit pas encore galerie), de riches collectionneurs, bien conseillés, se laissent eux aussi tenter. « Les prix sont encore abordables mais peuvent monter jusqu'à 700 francs, écrit Bernard Fauconnier (1). Vingt ans plus tard, elles vaudront trois cents fois plus cher. »
C'est à partir de ce moment que s'élabore la légende. Cézanne ne s'est pourtant pas coupé l'oreille comme Van Gogh, il n'est pas non plus parti sous les tropiques comme Gauguin. Après les soubresauts de la jeunesse, son existence, entièrement consacrée à la création, apparaît même étonnamment ennuyeuse. Il n'empêche. Le peintre va devenir un héros, un martyr victime de l'incompréhension de ses contemporains.

Sa quasi-absence de Paris depuis une vingtaine d'années facilite les divagations. Depuis 1877, date de la troisième exposition impressionniste, qu'il avait quittée encore plus meurtri que d'habitude, le peintre ne s'est en effet plus guère montré dans la capitale, lui préférant le refuge de la Provence, où il partage son temps entre la propriété familiale du Jas de Bouffan, l'Estaque et Gardanne. A son propos circulent toutes sortes de rumeurs. Il vit là-bas, dit-on, comme un ermite et les enfants jettent des cailloux sur son passage. Cet artiste secret et sauvage apparaît en tout cas comme un mystère. A tel point que ceux qui ne l'ont jamais côtoyé s'interrogent. Le jeune peintre et critique Maurice Denis, récent admirateur, se demande s'il est mort ou s'il a même existé. D'autres pensent que son nom n'est que le pseudonyme d'un artiste qui n'ose afficher sa modernité... Sa mort marquera le point d'orgue de la légende. Le 15 octobre 1906, Cézanne travaille sur la route du Tholonet, face à la montagne Sainte-Victoire, quand un orage éclate. Un blanchisseur qui passait par là le découvre inanimé sur le bord de la route et le ramène dans son atelier. Il décédera dans la nuit du 22 au 23. Mourir le pinceau à la main face à cette icône qu'est devenue la Sainte-Victoire! Pouvait-on souhaiter destin plus fabuleux? Une chose est sûre. Depuis sa Provence natale, Cézanne ne se laisse pas étourdir par le succès. Au contraire. Lui qui l'a si longtemps espéré, il se met à regretter le tapage fait autour de son nom. Car l'œuvre doit primer sur l'homme. A-t-il oublié l'énergie qu'il dut déployer pour persuader Louis-Auguste, son banquier de père, qui le voyait juriste ou avocat, de le laisser quitter Aix, le berceau familial, afin de monter à Paris pour y faire des études d'art? A-t-il oublié les difficultés matérielles qu'il dut affronter pour subsister avec la maigre pension allouée par son père, et les heures de labeur, et les refus réguliers aux Salons, et le dénigrement de la presse, ses révoltes, enfin, contre la bêtise bourgeoise? Sans doute pas, mais il a tourné la page.

Viscéralement attaché à ses racines. Ce qu'il aime, c'est mener une vie calme et laborieuse, travailler sans relâche sur le motif ou dans son atelier, pour réaliser portraits, paysages ou natures mortes. L'aisance financière que lui procure l'héritage paternel en 1886 ne changera pas son attitude. Car rien n'est mieux que la solitude de la Provence pour peindre, peindre et peindre encore. Aucun autre artiste ne s'est montré aussi viscéralement attaché à ses racines. «Quand on est né là-bas, écrit-il un jour, c'est foutu, rien ne vous dit plus.» Il adore cette région pour les souvenirs dont elle est le dépositaire, ceux de son enfance et de son adolescence, qui lui rappellent les nuits blanches passées dans les grottes, en compagnie de son ami Zola, les promenades dans la garrigue, les baignades dans l'Arc, mais également pour son austère beauté, qui correspond si bien à son tempérament. Avec les années, si Cézanne continue de vivre à l'écart de la bourgeoisie aixoise, préférant s'entourer d'un petit groupe d'amis, ferronniers, artisans et même poètes, il engage aussi de nouveaux dialogues. Car, malgré sa réputation de misanthrope et bien qu'il se méfie des importuns, il reçoit les marchands qui viennent le voir avec l'espoir de rompre les relations exclusives qu'il entretient avec Vollard. Et il prend plaisir à s'entretenir avec certains artistes et critiques qui, depuis la rétrospective Vollard, désirent le rencontrer, comme Maurice Denis, Emile Bernard ou Charles Camoin.

Sa position se verra renforcée par d'autres expositions, d'abord chez Vollard, qui lui en consacrera dorénavant régulièrement. Ses toiles seront également montrées à l'Exposition universelle, au Salon d'automne et au Salon des indépendants de Paris et elles commencent à être présentées à l'étranger, notamment à Londres et à Berlin. La cote des tableaux continue parallèlement de grimper. En 1899, l'un d'eux est adjugé 2 300 francs, un autre atteint même 6 750 francs.

Des toiles accrochées au-dessus d'une porte. Ironie de la situation: seule la ville natale du peintre ne suit pas ce mouvement de reconnaissance. Même lorsque parviennent les échos du succès de la rétrospective Vollard, la bourgade bourgeoise ne parvient pas à se défaire de ses préjugés. A l'occasion de son exposition inaugurale, la Société des amis des arts se pose la question de savoir s'il faut ou non exposer Cézanne. On décide finalement de le faire. Après tout, c'est un enfant du pays. Le peintre, ravi, propose deux toiles, qui sont jugées tellement affligeantes qu'on essaie de les faire oublier, en les accrochant au-dessus d'une porte. Cette appréciation est partagée par Henri Pontier, qui fut conservateur du musée Granet, à Aix, de 1892 à 1925. En 1904, il déclara que, lui vivant, aucune toile de Cézanne n'entrerait. Il tint parole. L'artiste sera jusqu'à la fin de ses jours poursuivi par cette fatalité. Sur le registre des décès, il figure non pas comme « peintre » mais comme « rentier »...

L'hostilité aixoise n'a pas empêché Cézanne de poursuivre sa trajectoire. Au cours du XXe siècle, les plus grands musées du monde ont acquis des toiles du maître, de Washington à New York, de Berlin à Paris. Et le marché n'a cessé de le sanctifier, au point qu'il figure dans le club fermé des artistes les plus chers au monde. Chaque vente de tableau se chiffre en millions de dollars, surtout s'il s'agit d'un paysage ou d'une nature morte réalisés dans les années 1890, devenus icônes de la modernité. Le record absolu, toujours inégalé, date de 1999. Sotheby's avait alors adjugé à New York une nature morte, Rideau, cruchon et compotier, 60 millions de dollars. Cézanne voulait que «l'homme reste obscur». Il doit se retourner dans sa tombe.

Annick COLONNA-CÉSARI, « Cézanne l'incompris », L'Express, 1er juin 2006

(1) Cézanne, par Bernard Fauconnier (Folio).