samedi 17 février 2007

Impressionnisme


Claude MONET, Impression, soleil levant, 1872


ORIGINE PHYSIOLOGIQUE DE L'IMPRESSIONNISME

— Le préjugé du dessin. Étant admis que, si l’œuvre picturale relève du cerveau, de l’âme, elle ne le fait qu’au moyen de l’œil et que l’œil est donc d’abord, tout comme l’oreille en musique. L’Impressionniste est un peintre moderniste qui, doué d’une sensibilité hors du commun, oubliant les tableaux amassés par les siècles dans les musées, oubliant l’éducation optique de l’école (dessin et perspective, coloris), à force de vivre et de voir franchement et primitivement dans les spectacles lumineux en plein air, c’est-à-dire hors de l’atelier éclairé à 45˚, que ce soit la rue, la campagne, les intérieurs, est parvenu à se refaire un œil naturel, à voir naturellement et à peindre naïvement comme il voit.

Primitivement l'œil, ne connaissant que la lumière blanche, avec ses ombres indécomposées, par conséquent, point aidé dans ses expériences par la ressource des colorations discernantes, s'aida des expériences tactiles. Alors, par des associations habituelles d'aide mutuel et ensuite par hérédité des modifications acquises entre la faculté des organes tactiles et celle de l'organe visuel, le sens des formes a passé des doigts dans l'œil. Les formes arrêtées ne relèvent pas primitivement de l'œil et l'œil par succession et raffinement en a tiré pour la commodité de son expérience le sens des contours nets; et de là cette illusion enfantine de la traduction de la réalité vivante et sans plans par le dessin-contour et de la perspective dessinée.

Essentiellement l'œil ne doit connaître que les vibrations lumineuses, comme le nerf acoustique ne connaît que les vibrations sonores. C'est parce que l'œil, après avoir commencé par s'approprier, raffiner et systématiser les facultés tactiles a vécu et s'est instruit, s'est entretenu dans l'illusion par les siècles d'œuvres dessinées que son évolution comme organe des vibrations lumineuses s'est si retardée relativement à celle de l'oreille par exemple, et est encore dans la couleur une intelligence rudimentaire, et que tandis que l'oreille en général analyse aisément les harmoniques, comme un prisme auditif, l'œil voit synthétiquement et grossièrement seulement la lumière et n'a que de vagues pouvoirs de la décomposer dans les spectacles de la nature malgré ses trois fibrilles de Young qui sont les facettes du prisme. Donc un œil naturel (ou raffiné puisque, pour cet organe, avant d'aller, il faut redevenir primitif en se débarrassant des illusions tactiles), un œil naturel oublie les illusions tactiles et sa commode langue morte: le dessin-contour et n'agit que dans sa faculté de sensibilité prismatique. Il arrive à voir la réalité dans l'atmosphère vivante des formes, décomposée, réfractée, réfléchie par les êtres et les choses, en incessantes variations. Telle est cette première caractéristique de l'œil impressionniste.


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L'ŒIL ACADÉMIQUE ET L'ŒIL IMPRESSIONNISTE.—

POLYPHONIE DES COULEURS.— Dans un paysage baigné de lumière, dans lequel les êtres se modèlent comme des grisailles colorées; où l'académique ne voit que la lumière blanche, à l'état épandu, l'impressionniste la voit baignant tout non de morte blancheur, mais de mille combats vibrants, de riches décompositions prismatiques. Où l'académique ne voit que le dessin extérieur enfermant le modelé, il voit les réelles lignes vivantes sans forme géométrique mais bâties de mille touches irrégulières qui, le loin, établissent la vie. Où l'académique voit les choses se plaçant à leurs plans respectifs réguliers selon une carcasse réductible à un pur dessin théorique, il voit la perspective établie par les mille riens de tons et de touches, par les variétés d'états l'air suivant leur plan non immobile mais remuant.

En somme l'œil impressionniste est dans l'évolution humaine l'œil le plus avancé, celui qui jusqu'ici a saisi et a rendu les combinaisons de nuances les plus compliquées connues.
L'impressionniste voit et rend la nature telle qu'elle est, c'est-à-dire uniquement en vibrations colorées. Ni dessin, ni lumière, ni modelé, ni perspective, ni clair-obscur, ces classifications enfantines: tout cela se résout en réalité en vibrations colorées et doit être obtenu sur la toile uniquement par vibrations colorées.

Dans cette petite et étroite exposition de chez Guslitt, la formule est sensible surtout dans le Monet... et le Pissarro... où tout est obtenu par mille touches menues dansantes en tout sens comme des pailles de couleurs — en concurrence vital pour l'impression d'ensemble. Plus de mélodie, isolée, le tout est une symphonie qui est la vie vivante et variante, comme «les voix de la forêt» des théories de Wagner en concurrent vitale pour la grande voix de la forêt, comme l'Inconscient, loi du monde, est la grande voie mélodique, résultante de la symphonie des consciences de races et d'individus. Tel est le principe de l'école du plein-air impressionniste. Et l'œil du maître sera celui qui discernera et rendra les dégradations, les décompositions les plus sensibles, cela sur une simple toile plane. Ce principe a été, non systématiquement, mais par génie appliqué en poésie et dans le roman chez nous.



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FAUSSE ÉDUCATION DE NOS YEUX.— Or chacun sait que nous ne voyons pas les couleurs de la palette en elles-mêmes, mais selon les illusions correspondantes à l'éducation que nous ont donnée les tableaux des siècles, et avant tout pour la lumière que peut nous donner la palette. (Comparez photométriquement le soleil le plus éblouissant de Turner à la flamme de la plus triste chandelle.) Le jugement réflexe d'une convention harmonique innée pour ainsi dire se fait entre la sensation visuelle du paysage et la sensation des ressources étalées sur la palette. C'est la langue proportionnelle du peintre, qu'il enrichit proportionnellement à la richesse du développement de sa sensibilité optique. De même pour les grandeurs et la perspective. Oserai-je dire qu'en ce sens la palette du peintre est à la lumière réelle et à ses jeux en couleur sur les réalités réfléchissantes et réfractantes, ce que la perspective sur une toile plane est à la profondeur et aux plans réels de la réalité dans l'espace? Ces deux conventions sont les ressources du peintre.


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MOBILITÉ DU PAYSAGE ET MOBILITÉ DES IMPRESSIONS DU PEINTRE. — Critiques qui codifiez le beau et guidez l'art, voici un peintre qui vient planter son chevalet devant un paysage assez stable comme lumière, un état d'après-midi, par exemple. Supposons qu'au lieu de peindre son paysage en plusieurs séances, il a le bon sens d'en établir la vie de tons en quinze minutes, c'est-à-dire qu'il est impressionniste. Il arrive là avec sa sensibilité d'optique propre. Cette sensibilité est à cette heure, selon les états fatigants ou ménageants qu'il vient de traverser, éblouie ou en éveil, et ce n'est pas la sensibilité d'un seul organe, mais les trois sensibilités en concurrence vitale des trois fébriles de Young. Dans ces quinze minutes l'éclairage du paysage: le ciel vivant, les terrains, les verdures, tout cela dans le réseau immatériel de la riche atmosphère avec la vie incessamment ondulatoire de ses corpuscules invisibles réfléchissants ou réfractants, l'éclairage du paysage a infiniment varié, a vécu en un mot.

Dans ces quinze minutes, la sensibilité optique du peintre a varié et revarié, a été bouleversée dans son appréciation de la constance proportionnelle et de la relativité des tons du paysage entre eux. Impondérables fusions de tons, contrariétés de perceptions, distractions inappréciables, subordinations et dominations, variations de la puissance de réaction des trois fébriles optiques entre elles et au dehors, combats infinis et infinitésimaux.

Un exemple entre des milliards. Je vois tel violet, j'abaisse mes yeux vers ma palette pour l'y combiner, mon oeil est involontairement tiré par la blancheur de ma manchette; mon oeil a changé, mon violet en souffre, etc., etc...

De sorte qu'en définitive, même en ne restant que quinze minutes devant un paysage, l'œuvre ne sera jamais l'équivalent de la réalité fugitive, mais le compte-rendu d'une certaine sensibilité optique sans identique à un moment qui ne se reproduira plus identique chez cet individu, sous l'excitation d'un paysage à un moment de sa vie lumineuse qui n'aura plus l'état identique de ce moment.

Notez en gros trois périodes d'état devant un paysage: l'acuité croissante de la sensibilité optique sous l'excitation de ce spectacle nouveau, le summum d'acuité, puis la décroissance de la fatigue nerveuse.

Ajoutez l'atmosphère infiniment variable, la meilleure galerie où sera exposée cette toile, la vie minutieuse et quotidienne des tons de cette toile s'usant et se combattant. Et enfin pour les spectateurs autant de sensibilités sans identique et chez chacun d'eux l'infini des moments uniques des sensibilités.

L'objet et le sujet sont donc irrémédiablement mouvants, insaisissables et insaisissants. Les éclairs d'identité entre le sujet et l'objet, c'est le propre du génie. Chercher à codifier les éclairs est une plaisanterie d'école.


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DOUBLE ILLUSION DU BEAU ABSOLU ET DE L'HOMME ABSOLU.— INNOMBRABLES CLAVIERS HUMAINS. — La vieille esthétique a radoté alternativement sur ces deux illusions: le Beau absolu, objectif — l'homme absolu, subjectif, le Goût.

On a aujourd'hui un sentiment plus exact de la Vie en nous et hors de nous.

Chaque homme est selon son moment dans le temps, son milieu de race et de condition sociale, son moment d'évolution individuelle, un certain clavier sur lequel le monde extérieur joue d'une certaine façon. Mon clavier est perpétuellement changeant et il n'y en a pas un autre identique au mien. Tous les claviers sont légitimes.

De même, le monde extérieur est une symphonie perpétuellement changeante (la loi de Feschner, la perception des différences décroissant en raison inverse des intensités). Les arts optiques relèvent de l'œil et uniquement de l'œil.

Il n'y a pas au monde deux yeux identiques comme organe et comme faculté.

Tous nos organes sont en concurrence vitale: chez le peintre l'œil domine, chez le musicien l'oreille, chez le métaphysicien certaine faculté, etc...

L'œil le plus digne d'admiration est celui qui est allé le plus loin dans l'évolution de cet organe, et par conséquent la peinture la plus admirable sera, non pas celle où il y aura ces chimères d'écoles à la beauté hellénique», «le coloris vénitien», «la pensée de Cornélius», etc., mais bien celle qui révélera cet œil par le raffiné de ses nuances ou le compliqué de ses lignes.

L'état le plus favorable à la liberté de cette évolution est la suppression des écoles, des jurés, des médailles, ces meubles enfantins, du patronage de l'État, du parasitisme des critiques d'art sans œil; le dilettantisme nihiliste, l'anarchie ouverte à toutes les influences, telle qu'elle règne parmi les artistes français en ce moment: «Laissez faire, laissez passer». Au-dessus de l'humanité, la Loi suit son développement réflexe et l'Inconscient souffle où il veut.



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DEFINITION DU PLEIN-AIR. —Le plein-air, formule qui servit d'abord et surtout aux paysagistes de l'école de Barbizon (village près de la forêt de Fontainebleau), ne signifie pas cela. Ce plein-air des paysagistes impressionnistes, il commande leur peinture entière et signifie la peinture des êtres ou des choses dans leur atmosphère : paysage, salons à la bougie ou simples intérieurs, rues, coulisses éclairées au gaz, usines, halles, hôpitaux, etc.



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EXPLICATION DES APPARENTES EXAGÉRATIONS IMPRESSIONNISTES. —L'œil commun du public et de la critique non artiste, élevé à voir la réalité dans des harmonies établies et fixées par la foule de ses peintres médiocres comme œil, cet œil n'a aucun droit contre ces yeux aigus d'artistes qui, plus sensibles aux variations lumineuses en noteront naturellement sur leur toile des nuances, des rapports de nuances rares, imprévus, inconnus qui feront crier les aveugles à l'excentricité voulue, et même dût-on faire la part de l'incohérence d'un œil naturellement, volontairement si l'on veut, exaspéré dans la hâte de ces œuvres d'impressions notées dans la toute première ivresse sensorielle d'une réalité déjà choisie rare et imprévue, tout cela, la langue de la palette par rapport à la réalité étant une langue conventionnelle et susceptible d'assaisonnements nouveaux, tout cela n'est-il pas plus artiste, plus vivant et par conséquent plus fécond pour l'avenir que les tristes et immuables recettes des coloris académiques ?



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PROGRAMME DES PEINTRES FUTURS. — Le groupe de peintres, les plus vivants, les plus audacieux qu'on ait jamais vus, et les plus sincères (ils vivent dans les risées ou l'indifférence, c'est-à-dire presque dans la misère), avec la voix d'une certaine presse en minorité, demande que l'État cesse de s'occuper de l'art, qu'on vende l'École de Rome (villa Médicis), qu'on ferme l'Institut, qu'il n'y ait plus de médaille ou autre récompense, que les artistes vivent dans l'anarchie, qui est la vie, qui est chacun laissé à ses propres forces et non annihilé ou entravé par l'enseignement académique vivant du passé. Plus de beau officiel, le public sans guide apprendra à voir par lui-même et ira naturellement aux peintres qui l'intéressent d'une façon moderne, vivante, et non grecque ou renaissance. Pas plus de salons officiels et de médailles qu'il n'y en a pour les littérateurs. De même que ceux-ci travaillent par eux-mêmes et cherchent à placer leur œuvre aux vitrines des éditeurs, de même ils travailleront à leur goût et chercheront à placer aux vitrines des marchands de tableaux. Ce sera leur salon.



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LES CADRES EN RAPPORT AVEC L'ŒUVRE. — Les expositions d'indépendants ont substitué la variété intelligente et raffinée des cadres de fantaisie au perpétuel cadre doré à moulures faisant partie du magasin des poncifs académiques. Un paysage vert soleil, une page blonde d'hiver, un intérieur papillotant de lustres et de toilettes exigent, des cadres différents que leurs auteurs respectifs sauront seuls confectionner, comme une femme sait mieux que personne quelles nuances d'étoffes et quelles poudres, et quelles tentures de boudoir feront valoir son teint, l'expression de son visage, ses manières. Nous avons vu des cadres plats, blancs, rose-pâle, verts, jaune jonquille, d'autres bariolés à outrance de mille tons et de mille façons. Cette mode a eu son contre-coup dans les salons officiels, mais n'y a produit que nouveautés bourgeoises, genre peluche et autres.



Jules LAFORGUE, « L'art impressionniste »,
Œuvres complètes, Mélanges posthumes, Paris, Mercure de France, 1903





En 1865, Edouard Manet est encore reçu au Salon ; il expose un Christ insulté par les soldats et son chef d'œuvre, son Olympia. J'ai dit chef-d'œuvre, et je ne retire pas le mot. Je prétends que cette toile est véritablement la chair et le sang du peintre. Elle le contient tout entier et ne contient que lui. Elle restera comme l'œuvre caractéristique de son talent, comme la marque la plus haute de sa puissance. J'ai lu en elle la personnalité d'Édouard Manet, et lorsque j'ai analysé le tempérament de l'artiste, j'avais uniquement devant les yeux cette toile qui renferme toutes les autres. Nous avons ici, comme disent les amuseurs publics, une gravure d'Epinal. Olympia, couchée sur des linges blancs, fait une grande tache pâle sur le fond noir; dans ce fond noir se trouve la tête de la négresse qui apporte un bouquet et ce fameux chat qui a tant égayé le public. Au premier regard, on ne distingue ainsi que deux teintes dans le tableau, deux teintes violentes, s'enlevant l'une sur l'autre. D'ailleurs, les détails ont disparu. Regardez la tête de la jeune fille: les lèvres sont deux minces lignes roses, les yeux se réduisent à quelques traits noirs. Voyez maintenant le bouquet, et de près, je vous prie: des plaques roses, des plaques bleues, des plaques vertes. Tout se simplifie, et si vous voulez reconstruire la réalité, il faut que vous reculiez de quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire: chaque objet se met à son plan, la tête d'Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une merveille d'éclat et de fraîcheur. La justesse de l'œil et la simplicité de la main ont fait ce miracle; le peintre a procédé comme la nature procède elle-même, par masses claires, par larges pans de lumière, et son œuvre a l'aspect un peu rude et austère de la nature. Il y a d'ailleurs des partis pris; l'art ne vit que de fanatisme. Et ces partis pris sont justement cette sécheresse élégante, cette violence des transitions que j'ai signalées. C'est l'accent personnel, la saveur particulière de l'œuvre. Rien n'est d'une finesse plus exquise que les tons pâles des linges blancs différents sur lesquels Olympia est couchée. Il y a, dans la juxtaposition de ces blancs, une immense difficulté vaincue. Le corps lui-même de l'enfant a des pâleurs charmantes; c'est une jeune fille de seize ans, sans doute un modèle qu'Édouard Manet a tranquillement copié tel qu'il était. Et tout le monde a crié: on a trouvé ce corps nu indécent; cela devait être, puisque c'est là de la chair, une fille que l'artiste a jetée sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée. Lorsque nos artistes nous donnent des Vénus, ils corrigent la nature, ils mentent. Edouard Manet s'est demandé pourquoi mentir, pourquoi ne pas dire la vérité; il nous a fait connaître Olympia, cette fille de nos jours, que vous rencontrez sur les trottoirs et qui serre ses maigres épaules dans un mince châle de laine déteinte. Le public, comme toujours, s'est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau; d'autres, plus égrillards, n'auraient pas été fâchés d'y découvrir une intention obscène. Eh ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n'êtes point ce qu'ils pensent, qu'un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une œuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures.

Émile ZOLA,
l'Événement illustré, 10 mai 1868


Edouard MANET, Olympia, 1863, 130.5 x 190 cm, Paris, Musée d'Orsay

Il faut se rendre compte. qu'au moment où Manet survenait, Courbet et Corot, qui représentaient la marche faite en avant, déplaisaient toujours au public, que leur liberté d'allures et de procédés n'était comprise et imitée que par une minorité de jeunes artistes; que Delacroix n'était encore généralement considéré que comme un artiste déréglé et incorrect, un outrancier de la couleur. Les membres de l'Institut, les peintres formant les élèves dans les ateliers, l'école de Rome, les hommes de lettres en général, le public restaient alors soumis à la tradition. Tous honoraient ce qu'on appelait le grand art, la peinture d'histoire, la représentation des Grecs et des Romains, le nu compris et traité d'après les formes venues de la Renaissance italienne.

Il existait surtout, à cette époque, une manière universellement enseignée et suivie dans les ateliers, pour distribuer en peinture l'ombre et la lumière et appliquer les couleurs. On ne concevait point que la lumière pût être introduite sans accompagnement obligé et corrélatif de l'ombre. On n'admettait point que les couleurs vives pussent être appliquées sans demi-tons intermédiaires. Mais avec cette pratique de ne mettre de la lumière qu'accompagnée d'ombre, et de n'employer de tons variés qu'avec des atténuations, on en était arrivé à ne peindre que des tableaux tenus dans l'ombre, où tout l'éclat des couleurs vives et riantes avait disparu. La critique et le public s'étaient accoutumés à ce mode éteint de la peinture, il leur apparaissait, par habitude, naturel. On ne s'imaginait même pas qu'il pût y en avoir d'autre et on trouvait excellente la production de peintres, tenus pour des maîtres, se succédant depuis longtemps dans une même voie.


Tout à coup Manet, en 1863, au Salon des refusés avec son Déjeuner sur l'herbe et en 1865 au Salon avec son Olympia, présenta des œuvres venant, par leur dissemblance d'avec les autres, causer une horreur générale. Le fond et la forme rompaient avec ce que l'on consid4rait comme les règles essentielles de l'art. On avait sous les yeux des nus pris directement dans la vie, qui donnaient les formes mêmes du modèle vivant, mais qui ainsi semblaient. grossières et d'un affreux réalisme, en comparaison avec les formes du nu traditionnel, soi-disant idéalisé et épuré. L'ombre appelée à faire opposition perpétuelle à la lumière n'apparaissait plus. Manet peignait clair sur clair. Les parties que les autres eussent mises dans l'ombre étaient peintes par lui en tons moins vifs, mais toujours en valeur. Tout l'ensemble était coloré. Les différents plans se succédaient, en se profilant dans la lumière. Aussi ses œuvres faisaient-elles disparate, au milieu des autres, sombres et décolorées. Elles heurtaient la vision. Elles offusquaient les regards. Les couleurs claires juxtaposées, qui s'y voyaient, n'étaient tenues que pour du «bariolage», les tons vifs, mis côte à côte, faisaient l'effet de simples taches.


Manet souleva une telle animadversion, les railleries, les insultes, les caricatures qu'il suscita furent telles, qu'il acquit bientôt une immense notoriété. Tous les yeux se fixèrent sur lui. Il fut considéré comme un barbare, son exemple fut déclaré pernicieux, il devint un insurgé, un corrupteur à exclure des Salons. Mais alors les jeunes gens d'esprit indépendant, tourmentés du besoin de se soustraire aux règles d'une tradition vieillie, virent en ce révolté contre la banalité du temps, un initiateur et un guide et après s'être surtout portés vers Courbet et Corot, ils font un nouveau pas et se portent vers lui. Manet va donc grouper des gens jeunes jusqu'ici séparés et inconnus les uns des autres. Ils se lieront par son intermédiaire.

Théodore DURET,
Histoire des peintres impressionnistes, Paris, Floury, 1939

dimanche 11 février 2007

LE SECOND EMPIRE (1852-1870) : SPÉCIFICITÉ (A. HAUSER, extrait de « Histoire sociale de l'art et de la littérature »)



1848 et ses conséquences éloignèrent totalementles les véritables artistes du public. Ainsi qu'en 1789 et 1830, la période de la Révolution connut une intense activité et productivité intellectuelles qui se termina, comme tous les bouleversements précédents, par l'ultime défaite de la démocratie et de la liberté intellectuelle. La victoire de la réaction s'accompagna d'un déclin intellectuel sans précédent et d'une dégradation du goût. La conspiration de la bourgeoisie contre la révolution, la condamnation de la lutte des classes assimilée à une haute trahision avaient scindé la nation, ostensiblement paisible, en deux camps. La suppression de la liberté de la presse, la création de la nouvelle bureaucratie en tant que plus fort soutien du régime, l'instauration d'un État à prédominance policière, étant seul qualifié pour juger en matière de morale et de goût, causèrent une rupture dans la culture française telle que n'en avait connue aucune époque antérieure. Dans les rangs de l'intelligentsia, cela marqua également le conflit entre la résignation et l'esprit de révolte, conflit qui n'a pas été encore tranché de nos jours ; et cette opposition à l'État incita une partie de l'intelligentsia à devenir un élément de démoralisation.

Le socialisme fut victime du nouveau régime sans avoir manifesté la moindre résistance. Au cours des dix années qui suivirent le coup d'État, il n'exista en France aucun mouvement ouvrier susceptible d'être mentionné. Le prolétariat est épuisé, intimidé, désorienté ; ses syndicats ont été dissous, ses chefs emprisonnés, exilés ou réduits au silence. Les élections de 1863, qui entaînent une augmentation considérable de l'opposition, marquent le premier signe de changement. De nouveau, les classes laborieuses s'unissent dans des associations, les grèves se multiplient et Napoléon III se voit obligé d'accorder de plus en plus de concessions. Mais le socialisme n'aurait pas atteint son but avant fort longtemps s'il n'avait trouvé un allié involontaire dans la haute bourgeoisie libérale qui voyait dans le césarisme de Napoléon III une menace à sa propre existence. Ce conflit au coeur du régime explique l'évolution politique après 1860, le déclin du gouvernement autoritaire et la décadence de l'Empire. L'hégémonie de Napoléon III s'appuyait sur le capital financier et la grosse industrie : l'Armée s'avéra très utile dans la lutte contre le prolétariat, mais d'autant plus inefficace contre la bourgeoisie que son existence même dépendait de la faveur de cette classe. Le second Empire est inconcevable sans la vague de prospérité économique avec laquelle il coïncidait. Sa force et sa justification résidaient dans la fortune de ses citoyens, dans les nouvelles inventions techniques, le développement des chemins de fer, des voies d'eau, le renforcement et l'accélération du trafic des marchandises, la diffusion et la souplesse accrue du système de crédit. Pendant la Monarchie de juillet, la politique attirait encore les jeunes talents, maintenant, le commerce absorbe les meilleurs éléments. La France devient capitaliste, non seulement à l'état latent, mais aussi dans les formes extérieures de sa culture. Il est exact que capitalisme et industrialisme se soient développées dans les lignes familières, mais maintenant seulement ils exercent leur pleine influence. À partir de 1850, la vie quotidienne, les foyers, les moyens de transport, les techniques énergétiques, la nourriture et les vêtements subissent des changements plus radicaux que jamais depuis le début de la civilisation urbaine. En premier lieu, le besoin de luxe et de divertissements est incomparablement plus impérieux et plus répandu que jamais.

Le bourgeois devient présomptueux, exigeant, arrogant et, par ces aparences, il s'imagine pouvoir cacher ses origines modestes et la constitution hybride de la nouvelle société à la mode, dans laquelle le demi-monde, artistes et étrangers jouent un rôle sans précédent. La dissolution de l'Ancien Régime entre dans son ultime phase et, avec la disparition des derniers représentants de la bonne vieille société, la culture française traverse une crise plus sévère que lorsqu'elle accusa le premier choc violent. En art, notamment en architecture et en décoration intérieure, le mauvais goût dicte la mode. Pour les nouveaux riches, suffisamment fortunés pour vouloir briller mais pas assez éduqués pour le faire sans ostentation, rien n'est trop coûteux, trop pompeux. Ils ne font preuve d'aucun discernement dans le choix des moyens, dans l'utilisation de matériaux authentiques ou faux, pas plus que dans les styles qu'ils adoptent et mélangent. La Renaisance et le baroque ne sont que des moyens pour parvenir à une fin, tout comme le marbre et l'onyx, le satin et la soie, les miroirs et les cristaux. Ils imitent les palais romains et les châteaux de la Loire, les atriums pompéiens, les salons baroques, l'ameublement dû aux ébénistes de Louis XV et les tapisseries des manufactures de Louis XVI. Paris revêt une nouvelle splendeur, inaugure l'ère de la métropole. Mais sa grandeur se borne souvent à une apparence extérieure, aux matériaux prétentieux qui ne sont fréquemment que des imitations, le marbre est seulement du stuc, la pierre, du mortier ; les splendides façades ne sont que revêtement, la riche décoration est informe, dénuée de structure interne. Correspondant à l'attitude parvenue de la nouvelle société, un élément douteux se glisse dans l'architecture. Une fois de plus, Paris devient la capitale de l'Europe, cependant non pas dans le sens antérieur, en tant que centre d'art et de culture, mais comme la métropole du monde du divertissement, la cité de l'opéra, des opérettes, des bals, des boulevards, des restaurants, des grands magasins, des expositions universelles et des plaisirs faciles.

Le Second Empire est l'époque typique de l'éclectisme -- une période sans style qui lui soit propre en architecture et dans les arts industriels, et sans unité stylistique dans sa peinture. De nouveaux théâtres, hôtels, maisons de rapport, casernes, grands magasins, halles sont érigés ; des quartiers entiers sortent de terre. Paris est presque entièrement reconstruit par Haussmann, mais à part le principe d'espace et les débuts de la construction métallique, tout ceci intervient sans une seule idée architecturale originale. Au cours des époques antérieures, différents styles avaient rivalisé et coexisté ; la divergence entre le style historiquement important, qui n'était pas en accord avec le goût des classes dirigeantes, et un style inférieur, historiquement insignifiant mais populaire, était un phénomène bien connu. Cependant, les tendances artistiquement importantes n'avaient jamais rencontré aussi peu d'approbation que maintenant. Devant aucune autre époque nous ne ressentons aussi fortement que l'histoire de l'art et de la littérature, se limitant aux phénomènes historiquement valables et significatifs, ne donne qu'un tableau insuffisant de la véritable vie artistique du moment. En d'autres termes, l'histoire des courants progressistes dirigés vers l'avenir, et celle des tendances qui prédominent en raison de leur succès et de leur influence momentanée, se réfèrent à deux ensembles d'actes totalement différents. Un Octave Feuillet et un Paul Baudry, auxquels on accorde dix lignes dans nos manuels scolaires, occupaient une place infiniment plus importante dans la conscience du public contemporain que Flaubert ou Courbet, auxquels nous consacrons tant de pages. La vie artistique du Second Empire est régie par les productions faciles et plaisantes, destinées à la bourgeoisie à l'esprit paresseux et avide de confort. La bourgeoisie, qui donne naissance à l'architecture prétentieuse de l'époque, fondée sur les plus grands modèles mais généralement vide et dénuée de structure, qui entasse dans ses habitations les articles pseudo-historiques coûteux mais le plus souvent absolument superflus, apprécie un style de peinture qui n'est pas autre chose qu'une agréable décoration murale, une musique légère et attrayante, et un théâtre qui célèbre ses triomphes grâce aux trucs de « la pièce bien faite ». Un mauvais goût imprécis, aisément satisfait impose maintenant la mode tandis que le véritable art devient l'apanage d'une couche de connaisseurs qui n'ont pas la possibilité d'offrir aux artistes les compensations adéquates pour leurs réalisations.

Arnold HAUSER,
Histoire sociale de l'art et de la littérature, 1953

INTRODUCTION À LA MODERNITÉ : C. BAUDELAIRE, « LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE » (1859)


Edouard Manet, La Musique aux jardins des Tuileries, 1862, 76 X 118, Londres, National Gallery


I. LE BEAU, LA MODE ET LE BONHEUR

Il y a dans le monde, et même dans le monde des artistes, des gens qui vont au musée du Louvre, passent rapidement, et sans leur accorder un regard, devant une foule de tableaux très intéressants, quoique de second ordre, et se plantent rêveurs devant un Titien ou un Raphaël, un de ceux que la gravure a le plus popularisés; puis sortent satisfaits, plus d’un se disant : « Je connais mon musée. » Il existe aussi des gens qui, ayant lu jadis Bossuet et Racine, croient posséder l’histoire de la littérature.

Par bonheur se présentent de temps en temps des redresseurs de torts, des critiques, des amateurs, des curieux qui affirment que tout n’est pas dans Raphaël, que tout n’est pas dans Racine, que les poetae minores (1) ont du bon, du solide et du délicieux ; et, enfin, que pour tant aimer la beauté générale, qui est exprimée par les poètes et les artistes classiques, on n’en a pas moins tort de négliger la beauté particulière, la beauté de circonstance et le trait de mœurs.

Je dois dire que le monde, depuis plusieurs années, s’est un peu corrigé. Le prix que les amateurs attachent aujourd’hui aux gentillesses gravées et coloriées du dernier siècle prouve qu’une réaction a eu lieu dans le sens où le public en avait besoin ; Debucourt, les Saint-Aubin et bien d’autres, sont entrés dans le dictionnaire des artistes dignes d’être étudiés. Mais ceux-là représentent le passé ; or c’est à la peinture des mœurs du présent que je veux m’attacher aujourd’hui. Le passé est intéressant non seulement par la beauté qu’ont su en extraire les artistes pour qui il était le présent, mais aussi comme passé, pour sa valeur historique. Il en est de même du présent. Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent.

J’ai sous les yeux une série de gravures de modes commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat. Ces costumes, qui font rire bien des gens irréfléchis, de ces gens graves sans vraie gravité, présentent un charme d’une nature double, artistique et historique. Ils sont très souvent beaux et spirituellement dessinés ; mais ce qui m’importe au moins autant, et ce que je suis heureux de retrouver dans tous ou presque tous, c’est la morale et l’esthétique du temps. L’idée que l’homme se fait du beau s’imprime dans tout son ajustement, chiffonne ou raidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et même pénètre subtilement, à la longue, les traits de son visage. L’homme finit par ressembler à ce qu’il voudrait être. Ces gravures peuvent être traduites en beau et en laid; en laid, elles deviennent des caricatures ; en beau, des statues antiques.

Les femmes qui étaient revêtues de ces costumes ressemblaient plus ou moins aux unes ou aux autres, selon le degré de poésie ou de vulgarité dont elles étaient marquées. La matière vivante rendait ondoyant ce qui nous semble trop rigide. L’imagination du spectateur peut encore aujourd’hui faire marcher et frémir cette tunique et ce schall. Un de ces jours, peut-être, un drame paraîtra sur un théâtre quelconque, où nous verrons la résurrection de ces costumes sous lesquels nos pères se trouvaient tout aussi enchanteurs que nous-mêmes dans nos pauvres vêtements (lesquels ont aussi leur grâce, il est vrai, mais d’une nature plutôt morale et spirituelle), et s’ils sont portés et animés par des comédiennes et des comédiens intelligents, nous nous étonnerons d’en avoir pu rire si étourdiment. Le passé, tout en gardant le piquant du fantôme, reprendra la lumière et le mouvement de la vie, et se fera présent.

Si un homme impartial feuilletait une à une toutes les modes françaises depuis l’origine de la France jusqu’au jour présent, il n’y trouverait rien de choquant ni même de surprenant. Les transitions y seraient aussi abondamment ménagées que dans l’échelle du monde animal. Point de lacune, donc point de surprise. Et s’il ajoutait à la vignette qui représente chaque époque la pensée philosophique dont celle-ci était le plus occupée ou agitée, pensée dont la vignette suggère inévitablement le souvenir, il verrait quelle profonde harmonie régit tous les membres de l’histoire, et que, même dans les siècles qui nous paraissent les plus monstrueux et les plus fous, l’immortel appétit du beau a toujours trouvé sa satisfaction.

C’est ici une belle occasion, en vérité, pour établir une théorie rationnelle et historique du beau, en opposition avec la théorie du beau unique et absolu ; pour montrer que le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double, bien que l’impression qu’il produit soit une; car la difficulté de discerner les éléments variables du beau dans l’unité de l’impression n’infirme en rien la nécessité de la variété dans sa composition. Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie qu’on découvre un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux éléments.

Je choisis, si l’on veut, les deux échelons extrêmes de l’histoire. Dans l’art hiératique, la dualité se fait voir au premier coup d’œil ; la partie de beauté éternelle ne se manifeste qu’avec la permission et sous la règle de la religion à laquelle appartient l’artiste. Dans l’œuvre la plus frivole d’un artiste raffiné appartenant à une de ces époques que nous qualifions trop vaniteusement de civilisées, la dualité se montre également; la portion éternelle de beauté sera en même temps voilée et exprimée, sinon par la mode, au moins par le tempérament particulier de l’auteur. La dualité de l’art est une conséquence fatale de la dualité de l’homme. Considérez, si cela vous plaît, la partie éternellement subsistante comme l’âme de l’art, et l’élément variable comme son corps. C’est pourquoi Stendhal, esprit impertinent, taquin, répugnant même, mais dont les impertinences provoquent utilement la méditation, s’est rapproché de la vérité, plus que beaucoup d’autres, en disant que le Beau n’est que la promesse du bonheur. Sans doute cette définition dépasse le but ; elle soumet beaucoup trop le beau à l’idéal infiniment variable du bonheur; elle dépouille trop lestement le beau de son caractère aristocratique; mais elle a le grand mérite de s’éloigner décidément de l’erreur des académiciens.

J’ai plus d’une fois déjà expliqué ces choses; ces lignes en disent assez pour ceux qui aiment ces jeux de la pensée abstraite; mais je sais que les lecteurs français, pour la plupart, ne s’y complaisent guère, et j’ai hâte moi-même d’entrer dans la partie positive et réelle de mon sujet.


II. LE CROQUIS DE MOEURS

Pour le croquis de mœurs, la représentation de la vie bourgeoise et les spectacles de la mode, le moyen le plus expéditif et le moins coûteux est évidemment le meilleur. Plus l’artiste y mettra de beauté, plus l’œuvre sera précieuse ; mais il y a dans la vie triviale, dans la métamorphose journalière des choses extérieures, un mouvement rapide qui commande à l’artiste une égale vélocité d’exécution. Les gravures à plusieurs teintes du dix-huitième siècle ont obtenu de nouveau les faveurs de la mode, comme je le disais tout à l’heure ; le pastel, l’eau-forte, l’aqua-tinte ont fourni tour à tour leurs contingents à cet immense dictionnaire de la vie moderne disséminé dans les bibliothèques, dans les cartons des amateurs et derrière les vitres des plus vulgaires boutiques. Dès que la lithographie parut, elle se montra tout de suite très apte à cette énorme tâche, si frivole en apparence. Nous avons dans ce genre de véritables monuments. On a justement appelé les œuvres de Gavarni et de Daumier des compléments de La Comédie humaine. Balzac lui-même, j’en suis très convaincu, n’eût pas été éloigné d’adopter cette idée, laquelle est d’autant plus juste que le génie de l’artiste peintre de mœurs est un génie d’une nature mixte, c’est-à-dire où il entre une bonne partie d’esprit littéraire. Observateur, flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez; mais vous serez certainement amené, pour caractériser cet artiste, à le gratifier d’une épithète que vous ne sauriez appliquer au peintre des choses éternelles, ou du moins plus durables, des choses héroïques ou religieuses. Quelquefois il est poète; plus souvent il se rapproche du romancier ou du moraliste ; il est le peintre de la circonstance et de tout ce qu’elle suggère d’éternel. Chaque pays, pour son plaisir et pour sa gloire, a possédé quelques-uns de ces hommes-là. Dans notre époque actuelle, à Daumier et à Gavarni, les premiers noms qui se présentent à la mémoire, on peut ajouter Devéria, Maurin, Numa, historiens des grâces interlopes de la Restauration, Wattier, Tassaert, Eugène Lami, celui-là presque Anglais à force d’amour pour les éléments aristocratiques, et même Trimolet et Traviès, ces chroniqueurs de la pauvreté et de la petite vie.


III. L'ARTISTE, HOMME DU MONDE, HOMME DES FOULES ET ENFANT

Je veux entretenir aujourd’hui le public d’un homme singulier, originalité si puissante et si décidée, qu’elle se suffit à elle-même et ne recherche même pas l’approbation. Aucun de ses dessins n’est signé, si l’on appelle signature ces quelques lettres, faciles à contrefaire, qui figurent un nom, et que tant d’autres apposent fastueusement au bas de leurs plus insouciants croquis. Mais tous ses ouvrages sont signés de son âme éclatante, et les amateurs qui les ont vus et appréciés les reconnaîtront facilement à la description que j’en veux faire. Grand amoureux de la foule et de l’incognito, M. C. G. (2) pousse l’originalité jusqu’à la modestie. M. Thackeray, qui, comme on sait, est très curieux des choses d’art, et qui dessine lui-même les illustrations de ses romans, parla un jour de M. G. dans un petit journal de Londres. Celui-ci s’en fâcha comme d’un outrage à sa pudeur. Récemment encore, quand il apprit que je me proposais de faire une appréciation de son esprit et de son talent, il me supplia, d’une manière très impérieuse, de supprimer son nom et de ne parler de ses ouvrages que comme des ouvrages d’un anonyme. J’obéirai humblement à ce bizarre désir. Nous feindrons de croire, le lecteur et moi, que M. G. n’existe pas, et nous nous occuperons de ses dessins et de ses aquarelles, pour lesquels il professe un dédain de patricien, comme feraient des savants qui auraient à juger de précieux documents historiques, fournis par le hasard, et dont l’auteur doit rester éternellement inconnu. Et même, pour rassurer complétement ma conscience, on supposera que tout ce que j’ai à dire de sa nature si curieusement et si mystérieusement éclatante, est plus ou moins justement suggéré par les œuvres en question ; pure hypothèse poétique, conjecture, travail d’imagination.

M. G. est vieux. Jean-Jacques commença, dit-on, à écrire à quarante-deux ans. Ce fut peut-être vers cet âge que M. G., obsédé par toutes les images qui remplissaient son cerveau, eut l’audace de jeter sur une feuille blanche de l’encre et des couleurs. Pour dire la vérité, il dessinait comme un barbare, comme un enfant, se fâchant contre la maladresse de ses doigts et la désobéissance de son outil. J’ai vu un grand nombre de ces barbouillages primitifs, et j’avoue que la plupart des gens qui s’y connaissent ou prétendent s’y connaître auraient pu, sans déshonneur, ne pas deviner le génie latent qui habitait dans ces ténébreuses ébauches. Aujourd’hui, M. G., qui a trouvé, à lui tout seul, toutes les petites ruses du métier, et qui a fait, sans conseils, sa propre éducation, est devenu un puissant maître, à sa manière, et n’a gardé de sa première ingénuité que ce qu’il en faut pour ajouter à ses riches facultés un assaisonnement inattendu. Quand il rencontre un de ces essais de son jeune âge, il le déchire ou le brûle avec une honte des plus amusantes.

Pendant dix ans, j’ai désiré faire la connaissance de M. G., qui est, par nature, très voyageur et très cosmopolite. Je savais qu’il avait été longtemps attaché à un journal anglais illustré, et qu’on y avait publié des gravures d’après ses croquis de voyage (Espagne, Turquie, Crimée). J’ai vu depuis lors une masse considérable de ces dessins improvisés sur les lieux mêmes, et j’ai pu lire ainsi un compte rendu minutieux et journalier de la campagne de Crimée, bien préférable à tout autre. Le même journal avait aussi publié, toujours sans signature, de nombreuses compositions du même auteur, d’après les ballets et les opéras nouveaux. Lorsque enfin je le trouvai, je vis tout d’abord que je n’avais pas affaire précisément à un artiste, mais plutôt à un homme du monde. Entendez ici, je vous prie, le mot artiste dans un sens très restreint, et le mot homme du monde dans un sens très étendu. Homme du monde, c’est-à-dire homme du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et légitimes de tous ses usages ; artiste, c’est-à-dire spécialiste, homme attaché à sa palette comme le serf à la glèbe. M. G. n’aime pas être appelé artiste. N’a-t-il pas un peu raison ? Il s’intéresse au monde entier; il veut savoir, comprendre, apprécier tout ce qui se passe à la surface de notre sphéroïde. L’artiste vit très peu, ou même pas du tout, dans le monde moral et politique. Celui qui habite dans le quartier Bréda ignore ce qui se passe dans le faubourg Saint-Germain. Sauf deux ou trois exceptions qu’il est inutile de nommer, la plupart des artistes sont, il faut bien le dire, des brutes très adroites, de purs manœuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau. Leur conversation, forcément bornée à un cercle très étroit, devient très vite insupportable à l’homme du monde, au citoyen spirituel de l’univers.

Ainsi, pour entrer dans la compréhension de M. G., prenez note tout de suite de ceci: c’est que la curiosité peut être considérée comme le point de départ de son génie.

Vous souvenez-vous d’un tableau (en vérité, c’est un tableau !) écrit par la plus puissante plume de cette époque, et qui a pour titre L’Homme des foules (3) ? Derrière la vitre d’un café, un convalescent, contemplant la foule avec jouissance, se mêle par la pensée, à toutes les pensées qui s’agitent autour de lui. Revenu récemment des ombres de la mort, il aspire avec délices tous les germes et tous les effluves de la vie; comme il a été sur le point de tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se précipite à travers cette foule à la recherche d’un inconnu dont la physionomie entrevue l’a, en un clin d’œil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale, irrésistible !

Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, à l’état du convalescent, et vous aurez la clef du caractère de M. G.

Or la convalescence est comme un retour vers l’enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence. Remontons, s’il se peut, par un effort rétrospectif de l’imagination, vers nos plus jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaîtrons qu’elles avaient une singulière parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus tard à la suite d’une maladie physique, pourvu que cette maladie ait laissé pures et intactes nos facultés spirituelles. L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur. J’oserai pousser plus loin; j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le cervelet. L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. C’est à cette curiosité profonde et joyeuse qu’il faut attribuer l’œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, quel qu’il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toilette. Un de mes amis me disait un jour qu’étant fort petit, il assistait à la toilette de son père, et qu’alors il contemplait, avec une stupeur mêlée de délices, les muscles des bras, les dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s’emparait de son cerveau. Déjà la forme l’obsédait et le possédait. La prédestination montrait précocement le bout de son nez. La damnation était faite. Ai-je besoin de dire que cet enfant est aujourd’hui un peintre célèbre ?

Je vous priais tout à l’heure de considérer M. G. comme un éternel convalescent; pour compléter votre conception, prenez-le aussi pour un homme-enfant, pour un homme possédant à chaque minute le génie de l’enfance, c’est-à-dire un génie pour lequel aucun aspect de la vie n’est émoussé.

Je vous ai dit que je répugnais à l’appeler un pur artiste, et qu’il se défendait lui-même de ce titre avec une modestie nuancée de pudeur aristocratique. Je le nommerais volontiers un dandy, et j’aurais pour cela quelques bonnes raisons ; car le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde ; mais, d’un autre côté, le dandy aspire à l’insensibilité, et c’est par là que M. G., qui est dominé, lui, par une passion insatiable, celle de voir et de sentir, se détache violemment du dandysme. Amabam amare, disait saint Augustin. « J’aime passionnément la passion », dirait volontiers M. G. Le dandy est blasé, ou il feint de l’être, par politique et raison de caste. M. G. a horreur des gens blasés. Il possède l’art si difficile (les esprits raffinés me comprendront) d’être sincère sans ridicule. Je le décorerais bien du nom de philosophe, auquel il a droit à plus d’un titre, si son amour excessif des choses visibles, tangibles, condensées à l’état plastique, ne lui inspirait une certaine répugnance de celles qui forment le royaume impalpable du métaphysicien. Réduisons-le donc à la condition de pur moraliste pittoresque, comme La Bruyère.

La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. L’amateur de la vie fait du monde sa famille, comme l’amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables ; comme l’amateur de tableaux vit dans une société enchantée de rêves peints sur toile. Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive. « Tout homme », disait un jour M. G. dans une de ces conversations qu’il illumine d’un regard intense et d’un geste évocateur, « tout homme qui n’est pas accablé par un de ces chagrins d’une nature trop positive pour ne pas absorber toutes les facultés, et qui s’ennuie au sein de la multitude, est un sot! un sot! et je le méprise ! »

Quand M. G., à son réveil, ouvre les yeux et qu’il voit le soleil tapageur donnant l’assaut aux carreaux des fenêtres, il se dit avec remords, avec regrets : « Quel ordre impérieux ! quelle fanfare de lumière ! Depuis plusieurs heures déjà, de la lumière partout! de la lumière perdue par mon sommeil ! Que de choses éclairées j’aurais pu voir et que je n’ai pas vues ! » Et il part ! et il regarde couler le fleuve de la vitalité, si majestueux et si brillant. Il admire l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine. Il contemple les paysages de la grande ville, paysages de pierre caressés par la brume ou frappés par les soufflets du soleil. Il jouit des beaux équipages, des fiers chevaux, de la propreté éclatante des grooms, de la dextérité des valets, de la démarche des femmes onduleuses, des beaux enfants, heureux de vivre et d’être bien habillés ; en un mot, de la vie universelle. Si une mode, une coupe de vêtement a été légèrement transformée, si les nœuds de rubans, les boucles ont été détrônés par les cocardes, si le bavolet s’est élargi et si le chignon est descendu d’un cran sur la nuque, si la ceinture a été exhaussée et la jupe amplifiée, croyez qu’à une distance énorme son œil d’aigle l’a déjà deviné. Un régiment passe, qui va peut-être au bout du monde, jetant dans l’air des boulevards ses fanfares entraînantes et légères comme l’espérance ; et voilà que l’œil de M. G. a déjà vu, inspecté, analysé les armes, l’allure et la physionomie de cette troupe. Harnachements, scintillements, musique, regards décidés, moustaches lourdes et sérieuses, tout cela entre pêle-mêle en lui ; et dans quelques minutes, le poème qui en résulte sera virtuellement composé. Et voilà que son âme vit avec l’âme de ce régiment qui marche comme un seul animal, fière image de la joie dans l’obéissance !

Mais le soir est venu. C’est l’heure bizarre et douteuse où les rideaux du ciel se ferment, où les cités s’allument. Le gaz fait tache sur la pourpre du couchant. Honnêtes ou déshonnêtes, raisonnables ou fous, les hommes se disent : « Enfin la journée est finie ! » Les sages et les mauvais sujets pensent au plaisir, et chacun court dans l’endroit de son choix boire la coupe de l’oubli (4). M. G. restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique; partout où une passion peut poser pour son œil, partout où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé (5) ! « Voilà, certes, une journée bien employée, » se dit certain lecteur que nous avons tous connu, « chacun de nous a bien assez de génie pour la remplir de la même façon. » Non ! peu d’hommes sont doués de la faculté de voir; il y en a moins encore qui possèdent la puissance d’exprimer. Maintenant, à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l’eau du verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s’il craignait que les images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même. Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur. La fantasmagorie a été extraite de la nature. Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité !

IV. LA MODERNITÉ


Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. Si nous jetons un coup d’œil sur nos expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés de la tendance générale des artistes à habiller tous les sujets de costumes anciens. Presque tous se servent des modes et des meubles de la Renaissance, comme David se servait des modes et des meubles romains. Il y a cependant cette différence, que David, ayant choisi des sujets particulièrement grecs ou romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller à l’antique, tandis que les peintres actuels, choisissant des sujets d’une nature générale applicable à toutes les époques, s’obstinent à les affubler des costumes du Moyen Age, de la Renaissance ou de l’Orient. C’est évidemment le signe d’une grande paresse ; car il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien ; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. Si au costume de l’époque, qui s’impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contre-sens qui ne peut avoir d’excuse que dans le cas d’une mascarade voulue par la mode. Ainsi, les déesses, les nymphes et les sultanes du dix-huitième siècle sont des portraits moralement ressemblants.

Il est sans doute excellent d’étudier les anciens maîtres pour apprendre à peindre, mais cela ne peut être qu’un exercice superflu si votre but est de comprendre le caractère de la beauté présente. Les draperies de Rubens ou de Véronèse ne vous enseigneront pas à faire de la moire antique, du satin à la reine, ou toute autre étoffe de nos fabriques, soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée. Le tissu et le grain ne sont pas les mêmes que dans les étoffes de l’ancienne Venise ou dans celles portées à la cour de Catherine. Ajoutons aussi que la coupe de la jupe et du corsage est absolument différente, que les plis sont disposés dans un système nouveau, et enfin que le geste et le port de la femme actuelle donnent à sa robe une vie et une physionomie qui ne sont pas celles de la femme ancienne. En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. C’est à cette tâche que s’applique particulièrement M. G.

J’ai dit que chaque époque avait son port, son regard et son geste. C’est surtout dans une vaste galerie de portraits (celle de Versailles, par exemple) que cette proposition devient facile à vérifier. Mais elle peut s’étendre plus loin encore. Dans l’unité qui s’appelle nation, les professions, les castes, les siècles introduisent la variété, non seulement dans les gestes et les manières, mais aussi dans la forme positive du visage. Tel nez, telle bouche, tel front remplissent l’intervalle d’une durée que je ne prétends pas déterminer ici, mais qui certainement peut être soumise à un calcul. De telles considérations ne sont pas assez familières aux portraitistes ; et le grand défaut de M. Ingres, en particulier, est de vouloir imposer à chaque type qui pose sous son œil un perfectionnement plus ou moins despotique, emprunté au répertoire des idées classiques.

En pareille matière, il serait facile et même légitime de raisonner a priori. La corrélation perpétuelle de ce qu’on appelle l’âme avec ce qu’on appelle le corps explique très bien comment tout ce qui est matériel ou effluve du spirituel représente et représentera toujours le spirituel d’où il dérive. Si un peintre patient et minutieux, mais d’une imagination médiocre, ayant à peindre une courtisane du temps présent, s’inspire (c’est le mot consacré) d’une courtisane de Titien ou de Raphaël, il est infiniment probable qu’il fera une œuvre fausse, ambiguë et obscure. L’étude d’un chef-d’œuvre de ce temps et de ce genre ne lui enseignera ni l’attitude, ni le regard, ni la grimace, ni l’aspect vital d’une de ces créatures que le dictionnaire de la mode a successivement classées sous les titres grossiers ou badins d’impures, de filles entretenues, de lorettes et de biches.

La même critique s’applique rigoureusement à l’étude du militaire, du dandy, de l’animal même, chien ou cheval, et de tout ce qui compose la vie extérieure d’un siècle. Malheur à celui qui étudie dans l’antique autre chose que l’art pur, la logique, la méthode générale ! Pour s’y trop plonger, il perd la mémoire du présent ; il abdique la valeur et les priviléges fournis par la circonstance; car presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations. Le lecteur comprend d’avance que je pourrais vérifier facilement mes assertions sur de nombreux objets autres que la femme. Que diriez-vous, par exemple, d’un peintre de marines (je pousse l’hypothèse à l’extrême) qui, ayant à reproduire la beauté sobre et élégante du navire moderne, fatiguerait ses yeux à étudier les formes surchargées, contournées, l’arrière monumental du navire ancien et les voilures compliquées du seizième siècle? Et que penseriez-vous d’un artiste que vous auriez chargé de faire le portrait d’un pur-sang, célèbre dans les solennités du turf, s’il allait confiner ses contemplations dans les musées, s’il se contentait d’observer le cheval dans les galeries du passé, dans Van Dyck, Bourguignon ou Van der Meulen ?

M. G., dirigé par la nature, tyrannisé par la circonstance, a suivi une voie toute différente. Il a commencé par contempler la vie, et ne s’est ingénié que tard à apprendre les moyens d’exprimer la vie. Il en est résulté une originalité saisissante, dans laquelle ce qui peut rester de barbare et d’ingénu apparaît comme une preuve nouvelle d’obéissance à l’impression, comme une flatterie à la vérité. Pour la plupart d’entre nous, surtout pour les gens d’affaires, aux yeux de qui la nature n’existe pas, si ce n’est dans ses rapports d’utilité avec leurs affaires, le fantastique réel de la vie est singulièrement émoussé. M. G. l’absorbe sans cesse ; il en a la mémoire et les yeux pleins.


Charles BAUDELAIRE, «
Le Peintre de la vie moderne », texte écrit en 1859, publié en trois parties dans Le Figaro des 26 novembre, 29 novembre et 3 décembre 1863

NOTES :

(1) « Poètes mineurs. »

(2) Constantin Guys.

(3)
L'Homme des foules d'Edgar A. Poe (Histoires extraordinaires) trouve un écho direct dans le poème en prose Les Foules de Baudelaire.

(4) Le thème du crépuscule a inspiré à Baudelaire
Le Crépuscule du soir (Les Fleurs du Mal) et À une heure du matin (Petits poèmes en prose).

(5) Expression de Jean-Jacques Rousseau (
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes)

mercredi 7 février 2007

Vers l'impressionnisme


Georges Eugène Haussmann



L'Île de la Cité remodelée par les travaux d'Haussmann : nouvelles rues transversales (rouge), espaces publics (bleu clair) et bâtiments (bleu foncé)



Transformations de Paris sous le Second Empire : extension du Louvre



Édouard MANET, Vue de l'Exposition universelle de Paris en 1867, 1867, Nasjonalgalleriet, Oslo




Pierre-Auguste RENOIR, Les Champs-Élysées pendant l'Exposition universelle de 1867, 1867, Huile sur toile




Pierre-Auguste RENOIR, Le Pont des Arts, 1867, Huile sur toile, Pasadena, Norton Simon Museum




Claude MONET, Saint-Germain l'Auxerrois, 1866, Huile sur toile, Berlin, Staatliche Museen




Claude MONET, Le Jardin des princesses (Le jardin de l'infante), 1867, Huile sur toile, Oberlin, Allen Memorial Art Museum




Claude MONET, Le Boulevard des Capiucines, 1873, Huile sur toile, 79,4 x 59 cm Kansas City, Nelson-Atkins Museum of Art




Pierre-Auguste RENOIR, Les Grands Boulevards, 1875, Huile sur toile, 50 x 61 cm, Philadelphie, Sammlung H. P. Mcllhenny




Edgar DEGAS, Femmes à une terrasse de café en soirée, 1877




Gustave CAILLEBOTTE, L'homme à la fenêtre, 1876




Gustave CAILLEBOTTE, Le Pont de l'Europe, 1876, Huile sur toile, 181 x 125 cm, Genève, Musée du Petit Palais




Édouard MANET, Le Chemin de fer, 1872-1873, Huile sur toile, 93,3 x 111,5 cm, National Gallery of Art

mardi 6 février 2007

COURBET et le réalisme


Gustave COURBET, L'Origine du monde, 1866, 55 X 46, Paris, Musée d'Orsay



Marcel DUCHAMP, Étant donnés : (1) La Chute d'eau ; (2) Le Gaz d'éclairage, 1949-1966, Philadelphia, Philadelphia Museum of Art






Gustave COURBET, Les Casseurs de pierre, 1848, 190 X 300, Oeuvre disparue


Gustave COURBET, Paysans de Flagey revenant de la foire, 1850, 206 X 275, Besançon, Musée des Beaux-Arts


Gustave COURBET, La Rencontre, 1854, 129 X 149, Montpellier, Musée Fabre


I.

Le titre de réaliste m'a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres en aucun temps n'ont donné une idée juste des choses ; s'il en était autrement les oeuvres seraient superflues.

Sans m'expliquer sur la justesse plus ou moins grande d'une qualification que nul, il faut l'espérer, n'est tenu de bien comprendre, je me bornerai à quelques mots de développement pour couper court aux malentendus.

J'ai étudié, en dehors de tout système et sans parti pris, l'art des anciens et l'art des modernes. Je n'ai pas plus voulu imiter les uns que copier les autres ; ma pensée n'a pas été davantage d'arriver au but oiseux de l'art pour l'art. Non ! J'ai voulu tout simplement puiser dans l'entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité.

Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée ; être à même de traduire les moeurs, les idées, l'aspect de mon époque, selon mon appréciation ; être non seulement un peintre, mais encore un homme : en un mot, faire de l'art vivant, tel est mon but.

Gustave COURBET, « Le Réalisme », Exhibition et ventes de 40 tableaux et 4 dessins de l'oeuvre de M. Gustave Courbet, Paris, juin 1855




Gustave COURBET, L'Atelier du peintre. Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique, 1855, 359 X 598, Paris, Musée d'Orsay


II.

Mon cher ami,

Malgré que je tourne à l'hypocondrie, me voilà lancé dans un immense tableau. 20 pieds de long, 12 de haut, peut-être plus grand que l'Enterrement ce qui fera voir que je ne suis pas encore mort, et le réalisme non plus, puisque réalisme il y a. C'est l'histoire morale et physique de mon atelier, première partie : ce sont les gens qui me servent, me soutiennent dans mon idée, qui participent à mon action. Ce sont les gens qui vivent de la vie, qui vivent de la mort. C'est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. En un mot c'est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions. C'est le monde qui vient se faire peindre chez moi. Vous voyez ce tableau est sans titre. Je vais tâcher de vous en donner une idée plus exacte en vous le décrivant sèchement. La scène se passe dans mon atelier à Paris. Le tableau est divisé en deux parties. Je suis au milieu peignant. À droite, tous les actionnaires, c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l'art. À gauche, l'autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort. (...) Je vais vous énumérer les personnages en commençant par l'extrême gauche. Au bord de la toile se trouve un juif que j'ai vu en Angleterre traversant l'activité fébrile des rues de Londres en portant religieusement une cassette sur son bras droit et la couvrant de la main gauche, il semblait dire : « c'est moi qui tient le bon bout ». Il avait une figure d'ivoire, une longue barbe, un turban puis une longue robe noire qui traînait à terre. Derrière lui est un curé d'une figure triomphante avec une trogne rouge. Devant eux est un pauvre vieux tout grelu, un ancien républicain de 93 (ce ministre de l'Intérieur qui, par exemple, avait fait partie de l'Assemblée quand on a condamné à mort Louis XVI, celui qui suivait encore l'an passé les cours de la Sorbonne), homme de 90 ans, une besace à la main, vêtu de vieille toile blanche rapiécée, chapeau brancard, il regarde à ses pieds des défroques romantiques (il fait pitié au juif). Ensuite un chasseur, un faucheur, un Hercule, une queue-rouge, un marchand d'habits-galons, une femme d'ouvrier, un ouvrier, un croque-mort, une tête de mort dans un journal, une Irlandaise allaitant un enfant, un mannequin. L'Irlandaise est encore un produit anglais. J'ai rencontré cette femme dans une rue de Londres, elle avait pour tout vêtement un chapeau en paille noire, un voile vert troué, un châle noir effrangé sous lequel elle portait un enfant nu sous le bras. Le marchand d'habits préside à tout cela. Il déploie ses oripeaux à tout ce monde qui prête la plus grande attention, chacun à sa manière. Derrière lui est une guitare, un chapeau à plume au premier plan (1).

Seconde partie. Puis vient la toile sur mon chevalet et moi peignant avec le côté assyrien de la tête. Derrière ma chaise est un modèle de femme nue. Elle est appuyée sur le dossier de ma chaise, me regardant peindre un instant ; ses habits sont à terre en avant du tableau, puis un chat blanc près de ma chaise. À la suite de cette femme vient Promayet avec son violon sous le bras comme il est sur le portrait qu'il m'envoie. Par derrière lui est Bruyas, Cuenot, Buchon, Proudhon (je voudrais bien avoir aussi le philosophe Proudhon qui est de notre manière de voir, s'il voulait poser, j'en serais content. Si vous le voyez demandez-lui si je puis compter sur lui). Puis vient votre tour en avant du tableau. Vous êtes assis sur un tabouret, les jambes croisées et un chapeau sur vos genoux. À côté de vous, plus au premier plan encore est une femme du monde avec son mari, habillée en grand luxe. Puis à l'extrême droite, assis sur une table d'une jambe seulement est Baudelaire qui lit dans un grand livre, à côté de lui est une négresse qui se regarde dans une glace avec beaucoup de coquetterie. Au fond du tableau, on aperçoit dans l'embrasure d'une fenêtre deux amoureux qui disent des mots d'amour, l'un est assis dans un hamac.

(...)

Je vous ai fort mal expliqué tout cela, je m'y suis pris au rebours. J'aurais dû commencer par Baudelaire, mais c'est trop long pour recommencer. Vous comprendrez comme vous pourrez. Les gens qui veulent juger auront de l'ouvrage. Ils s'en tireront comme ils pourront.


Gustave COURBET, Lettre à Champfleury, automne 1854

(1) Dans sa lettre à Champfleury, Courbet ne parle ni des enfants, ni de l'homme à la toque, ni encore du mystérieux, et imposant, personnage assis au premier plan à gauche. Mais c'est Champfleury qui évoquera ce dernier en le présentant comme Braconnier dans son texte d'introduction à l'«exhibition » de 1855 (« un braconnier regardant avec mépris un chapeau à plumet, un poignard, etc., défroques du romantisme sans doute »). Cette désignation, précise à force d'allusion, sera vite reprise par les critiques de l'époque, puis par les commentateurs et historiens.




Gustave COURBET, Une Après-dînée à Ornans, 1848-1849, 195 X 257, Lille, Musée des Beaux-Arts



Gustave COURBET,Un Enterrement à Ornans, 1849-1850, 315 X 668, Paris, Musée d'Orsay



Gustave COURBET, Les Baigneuses, 1853, 227 X 193, Montpellier, Musée Fabre


Du réalisme. Lettre à Madame Sand


A l'heure qu'il est, madame, on voit à deux pas de l'Exposition de peinture, dans l'avenue Montaigne, un écriteau portant en toutes lettres : DU RÉALISME. G. Courbet. Exposition de quarante tableaux de son oeuvre (1). C'est une exhibition à la manière anglaise. Un peintre, dont le nom a fait explosion depuis la Révolution de Février (1848), a choisi, dans son oeuvre, les toiles les plus significatives, et il a fait bâtir un atelier.

C'est une audace incroyable, c'est le renversement de toutes institutions par la voie du jury, c'est l'appel direct au public, c'est la liberté, disent les uns.

C'est un scandale, c'est l'anarchie, c'est l'art traîné dans la boue, ce sont les tréteaux de la foire, disent les autres.

J'avoue, madame, que je pense comme les premiers, comme tous ceux qui réclament la liberté la plus complète sous toutes ses manifestations. Les jurys, les académies, les concours de toute espèce, ont démontré plus d'une fois leur impuissance à créer des hommes et des oeuvres. Si la liberté du théâtre existait, nous ne verrions pas un Rouvière obligé de jouer Hamlet devant des paysans, dans une grange, faisant sourire l'ombre du vieux Shakespeare, qui se croirait, au dix-neuvième siècle, à Londres, représentant ses pièces dans un bouge de la Cité.

Nous ne savons pas ce qu'il meurt de génies inconnus qui ne savent se plier aux exigences de la société, qui ne peuvent dompter leur sauvagerie et qui se suicident dans les cachots cellulaires de la convention. M. Courbet n'en est pas là : depuis 1848, il a exposé, sans interruption, aux divers Salons, des toiles importantes qui, toujours, ont eu le privilége de raviver les discussions. Le gouvernement républicain lui acheta même une toile importante, l'Après-dînée à Ornans, que j'ai revue, au musée de Lille, à côté des vieux maîtres, et qui tient sa place hardiment au milieu d'oeuvres consacrées.

Cette année, le jury s'est montré avare de place à l'Exposition universelle pour les jeunes peintres : l'hospitalité était si grande vis-à-vis des hommes acceptés de la France et des nations étrangères, que la jeunesse en a un peu souffert. J'ai peu de temps pour courir les ateliers, mais j'ai rencontré des toiles refusées qui, en d'autres temps, auraient obtenu certainement de légitimes succès. M. Courbet, fort de l'opinion publique, qui, depuis cinq ou six ans, joue autour de son nom, aura été blessé des refus du jury, qui tombaient sur ses oeuvres les plus importantes, et il en a appelé directement au public. Le raisonnement suivant s'est résumé dans son cerveau : on m'appelle réaliste, je veux démontrer, par une série de tableaux connus, comment je comprends le réalisme. Non content de faire bâtir un atelier, d'y accrocher des toiles, le peintre a lancé un manifeste, et sur sa porte il a écrit : le réalisme.

Si je vous adresse cette lettre, madame, c'est pour la vive curiosité pleine de bonne foi que vous avez montrée pour une doctrine qui prend corps de jour en jour et qui a ses représentants dans tous les arts. Un musicien allemand hyper-romantique, M. Wagner, dont on ne connaît pas les oeuvres à Paris, a été vivement maltraité, dans les gazettes musicales, par M. Fétis, qui accuse le nouveau compositeur d'être entaché de réalisme. Tous ceux qui apportent quelques aspirations nouvelles sont dits réalistes. On verra certainement des médecins réalistes, des chimistes réalistes, des manufacturiers réalistes, des historiens réalistes. M. Courbet est un réaliste, je suis un réaliste : puisque les critiques le disent, je les laisse dire. Mais, à ma grande honte, j'avoue n'avoir jamais étudié le code qui contient les lois à l'aide desquelles il est permis au premier venu de produire des oeuvres réalistes.

Le nom me fait horreur par sa terminaison pédantesque ; je crains les écoles comme le choléra, et ma plus grande joie est de rencontrer des individualités nettement tranchées. Voilà pourquoi M. Courbet est, à mes yeux, un homme nouveau.

Le peintre lui-même, dans son manifeste, a dit quelques mots excellents : « Le titre de réaliste m'a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres, en aucun temps, n'ont donné une idée juste des choses : s'il en était autrement, les oeuvres seraient superflues. » Mais vous savez mieux que personne, madame, quelle singulière ville est Paris en fait d'opinions et de discussions. Le pays le plus intelligent de l'Europe renferme nécessairement le plus d'incapacités, de demi, de tiers et de quart d'intelligence ; doit-on même profaner ce beau nom pour en habiller ces pauvres bavards, ces niais raisonneurs, ces malheureux vivant des gazettes, ces curieux qui se glissent partout, ces impertinents qu'on tremble de voir parler, ces écrivassiers à tant la ligne qui se sont jetés dans les lettres par misère ou par paresse, enfin, cette tourbe de gens inutiles qui juge, raisonne, applaudit, contredit, loue, flatte, critique sans conviction, qui n'est pas la foule et qui se dit la foule.

Avec dix personnes intelligentes, on pourrait vider à fond la question du réalisme ; avec cette plèbe d'ignorants, de jaloux, d'impuissants, de critiques, il ne sort que des mots. Je ne vous définirai pas, madame, le réalisme : je ne sais d'où il vient, où il va, ce qu'il est ; Homère serait un réaliste, puisqu'il a observé et décrit avec exactitude les moeurs de son époque.

Homère, on ne le sait pas assez, fut violemment insulté comme un réaliste dangereux. « A la vérité, dit Cicéron en parlant d'Homère, toutes ces choses sont de pures inventions de ce poëte, qui s'est plu à rabaisser les dieux jusqu'à la condition des hommes ; il eût été mieux d'élever les hommes jusqu'à celle des dieux. » Que dit-on tous les jours dans les journaux ?

S'il me fallait d'autres illustres exemples, je n'aurais qu'à ouvrir le premier volume venu de critique, car, aujourd'hui, il est de mode de réimprimer en volume les inutilités hebdomadaires qui se publient dans les journaux. On y verrait, entre autres, que ce pauvre Gérard de Nerval a été conduit à une mort tragique par le réalisme. C'est un gentilhomme amateur qui écrit de pareilles misères ; vos drames de campagne sont entachés de réalisme. Ils renferment des paysans. Là est le crime. Dans ces derniers temps, Béranger a été accusé de réalisme. Combien les mots peuvent entraîner les hommes !

M. Courbet est un factieux pour avoir représenté de bonne foi des bourgeois, des paysans, des femmes de village de grandeur naturelle. Ç'a été là le premier point. On ne veut pas admettre qu'un casseur de pierre vaut un prince : la noblesse se gendarme de ce qu'il est accordé tant de mètres de toile à des gens du peuple ; seuls les souverains ont le droit d'être peints en pied, avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles. Comment ! un homme d'Ornans, un paysan enfermé dans son cercueil, se permet de rassembler à son enterrement une foule considérable, des fermiers, des gens de bas étage, et on donne à cette représentation le développement que Largillière avait, lui, le droit de donner à des magistrats allant à la messe du Saint-Esprit [Voir les curieuses peintures de l'église Saint-Étienne du Mont.] ! Si Velasquez a fait grand, c'étaient des seigneurs d'Espagne, des infants, des infantes ; il y a là au moins de la soie, de l'or sur les habits, des décorations et des plumets. Van der Helst a peint des bourgmestres dans toute leur taille, mais ces Flamands épais se sauvent par le costume.

Il paraît que notre costume n'est pas un costume : j'ai honte, vraiment, madame, de m'arrêter à de telles raisons. Le costume de chaque époque est régi par des lois inconnues, hygiéniques, qui se glissent dans la mode, sans que celle-ci s'en rende compte. Tous les cinquante ans, les costumes sont bouleversés en France ; comme les physionomies, ils deviennent historiques et aussi curieux à étudier, aussi singuliers à regarder, que les vêtements d'une peuplade de sauvages. Les portraits de Gérard, de 1800, qui ont pu sembler vulgaires dans le principe, prennent plus tard une tournure, une physionomie singulières. Ce que les artistes appellent costume, c'est-à-dire, mille brimborions ( des plumes, des mouches, des aigrettes, etc. ), peut amuser un moment les esprits frivoles ; mais la représentation sérieuse de la personnalité actuelle, les chapeaux ronds, les habits noirs, les souliers vernis ou les sabots de paysans, est bien autrement intéressante [Les uns aiment les costumes d'une époque, les autres d'une autre ; mais la majorité se prononce en faveur du costume Louis treize. Les beaux feutres ! les belles plumes pendantes ! les beaux pourpoints à l'espagnole ! Beautés entrevues à l'aide des Mousquetaires d'opéra-comique. J'ai le regret de dire à ces admirateurs qu'ils sont des ignorants. Ce costume Louis treize tant admiré est lourd, incommode ; il engonce les personnages. Ce sont les peintres amis de la vérité, et non pas M. Mélingue, qu'il faut étudier : le portrait de Cinq-Mars de Le Nain démontre suffisamment l'embarras des personnages dans ces beaux habits.].

On m'accordera peut-être ceci, mais on dira : Votre peintre manque d'idéal. Je répondrai à cela tout à l'heure, avec l'aide d'un homme qui a su tirer de l'oeuvre de M. Courbet des conclusions pleines d'un grand bon sens.

Les quarante tableaux de l'avenue Montaigne contiennent des paysages, des portraits, des animaux, de grandes scènes domestiques et une oeuvre que l'artiste intitule : Allégorie réelle. D'un coup d'oeil, il est permis de suivre les progrès qui se sont faits dans l'esprit et le pinceau de M. Courbet. Avant tout, il est né peintre, c'est-à-dire que nul ne peut contester son talent robuste et puissant d'ouvrier : il attaque une grande machine avec intrépidité, il peut ne pas séduire tous les yeux, quelques parties peuvent être négligées ou maladroites, mais chacun de ses tableaux est peint ; j'appelle surtout peintres les Flamands et les Espagnols. Véronèse, Rubens, seront toujours de grands peintres, à quelque opinion qu'on appartienne, à quelque point de vue qu'on se place. Aussi je ne connais personne qui songe à nier les qualités de peintre de M. Courbet.

M. Courbet n'abuse point de la sonorité des tons, puisqu'on a transporté la langue musicale dans le domaine de la peinture. L'impression de ses tableaux n'en sera que plus durable. Il est du domaine de toute oeuvre sérieuse de ne pas attirer l'attention par des retentissements inutiles : une douce symphonie de Haydn, intime et domestique, vivra encore, qu'on parlera avec dérision des nombreuses trompettes de M. Berlioz. Les éclats des cuivres en musique ne signifient pas plus que les tonalités bruyantes en peinture. On appelle maladroitement coloristes des maîtres dont la palette en fureur fait jaillir des tons bruyants. La gamme de M. Courbet est tranquille, imposante et calme ; aussi n'ai-je pas été étonné de retrouver, consacré maintenant à jamais en moi, le fameux Enterrement à Ornans, qui fut le premier coup de canon tiré par le peintre, regardé comme un émeutier dans l'art. Il y a près de huit ans que j'ai imprimé, sur M. Courbet, inconnu, des phrases qui annonçaient sa destinée : je ne les citerai pas, je ne tiens pas plus à avoir raison le premier que de porter les modes du jour de Longchamps. Deviner les hommes et les oeuvres de dix ans avant la majorité, pure affaire de dandysme littéraire qui fait perdre beaucoup de temps. Dans ses nombreux morceaux de critique, Stendhal a imprimé, en 1825, des vérités audacieuses, qui l'ont fait trop souffrir. Aujourd'hui même, il est encore en avance de son temps. « Je parierais, écrit-il à un ami en 1822, que, dans vingt ans, l'on jouera, en France, Shakspeare en prose. » Il y a de cela trente-trois ans, et, bien certainement, madame, nous n'aurons pas cette jouissance de notre vivant. M. Courbet est loin d'être accepté aujourd'hui, il le sera certainement avant quelques années. Ne serait-ce pas jouer le rôle de mouche du coche, que d'écrire, dans vingt ans, que j'avais deviné M. Courbet ? Le public ne s'inquiète guère des ânes qui ont poussé des beuglements quand la musique de Rossini fut représentée en France ; le spirituel, l'amoureux Rossini fut traité à ses débuts avec aussi peu de ménagements que M. Courbet. On imprima force injures à propos de ses oeuvres comme à propos de l'Enterrement.

A quoi bon avoir raison ? On n'a jamais raison.

Deux bedeaux de village à trogne rouge, deux sacs à vin, serviront de thème à ces critiques, frottés de littérature dont je vous parlais tout à l'heure ; opposez-leur, dans le même tableau, les charmants enfants, le groupe des femmes, les pleureuses, aussi belles dans leur douleur que toutes les Antigones de l'antiquité, il est impossible d'avoir raison.

Le soleil donne en plein midi sur des rochers, l'herbe est joyeuse et sourit aux rayons, l'air est frais, l'espace est grand, vous retrouvez la nature des montagnes, vous en aspirez les senteurs ; un plaisant arrive, qui, pour avoir puisé son instruction et son esprit dans le Journal pour rire, bafouera les Demoiselles de village.

La critique est un vilain métier qui paralyse les plus nobles facultés de l'homme, qui les éteint et les annihile : aussi la critique n'a-t-elle une réelle importance que dans les mains d'illustres créateurs : Diderot, Goethe, Balzac, et d'autres, qui préfèrent baigner tous les matins leurs fibres enthousiastes plutôt que d'arroser des chardons que chaque critique tient renfermés sur sa fenêtre dans un vilain vase.

J'ai retrouvé, à l'avenue Montaigne, ces fameuses baigneuses, plus grosses de scandales que de chairs (2). Voilà deux ans que ce fameux scandale est éteint, je ne vois plus aujourd'hui qu'une créature peinte solidement qui a le grand tort, pour les amis du convenu, de ne pas rappeler les Vénus anadyomènes de l'antiquité.

M. Proudhon, dans la Philosophie du progrès ( 1853 ), jugeait sérieusement les Baigneuses : « L'image du vice comme de la vertu est aussi bien du domaine de la peinture que de la poésie : suivant la leçon que l'artiste veut donner, toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l'art. (3) »

Toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l'art ! Et le philosophe continue : « Que le peuple, se reconnaissant à sa misère, apprenne à rougir de sa lâcheté et à détester ses tyrans ; que l'aristocratie, exposée dans sa grasse et obscène nudité, reçoive, sur chacun de ses muscles, la flagellation de son parasitisme, de son insolence et de sa corruption. » Je passe quelques lignes et j'arrive à la conclusion : « Et que chaque génération, déposant ainsi sur la toile et le marbre le secret de son génie, arrive à la postérité sans autre blâme ni apologie que les oeuvres de ses artistes. » Ces quelques mots ne font-ils pas oublier les sottises qu'on ne devrait ni écouter ni entendre, mais qui agacent comme une mouche persistante dans ses bourdonnements ?

L'Atelier du peintre, qui sera fortement discuté, n'est pas le dernier mot de M. Courbet ; séduit par les grands maîtres flamands, espagnols, qui, à toutes les époques, ont groupé autour d'eux leur famille, leurs amis, leurs Mécènes, M. Courbet a voulu tenter de sortir cette fois du domaine de la réalité pure : allégorie réelle, dit-il dans son catalogue. Voilà deux mots qui jurent ensemble, et qui me troublent un peu. Il faudrait prendre garde de faire plier la langue à des idées symboliques que le pinceau peut essayer à traduire, mais que la grammaire n'adopte pas. Une allégorie ne saurait être réelle, pas plus qu'une réalité ne peut devenir allégorique : la confusion est déjà assez grande à propos de ce fameux mot réalisme, sans qu'il soit nécessaire de l'embrouiller encore davantage [Les utopistes, les mystiques, ont l'habitude de déranger la langue. M. Courbet ne voudrait pas passer pour un utopiste ; mais son allégorie réelle ressemble furieusement à « l'Épître secrète adressée publiquement à S. A. le prince Louis-Napoléon » par M. Wronski, le Dieu du Messianisme.].

Le peintre est au milieu de son atelier, près de son chevalet, occupé à peindre un paysage, se reculant de sa toile dans une pose victorieuse et triomphante. Une femme nue est debout près du chevalet. Va-t-elle poser dans ce paysage ? c'est ce qui semble bizarre. A deux pas du peintre est un petit paysan qui tourne le dos au public, dont on ne voit pas la figure et dont la pantomime est si expressive, qu'on devine ses yeux, sa bouche. Ce petit paysan est la meilleure figure du tableau. Il est tout ahuri de voir sur cette toile ces arbres après lesquels il grimpe, cette verdure sur laquelle il se roule, ces rochers sur lesquels il passe son temps au soleil, à courir les nids.

A droite, une femme du monde donnant le bras à son mari vient visiter l'atelier, son petit garçon joue avec des estampes. ( M. Courbet est-il bien certain qu'un petit enfant de bourgeois riche entrerait dans un atelier avec ses parents, quand il s'y trouve une femme nue ? ) Des poëtes, des musiciens, des philosophes, des amoureux, s'occupent chacun à sa manière pendant le travail de l'artiste. Voilà pour la réalité.

A gauche, des mendiants, des juifs, des femmes allaitant des enfants, des croque-morts, des paillasses, un braconnier regardant avec mépris un chapeau à plumet, un poignard, etc. ( défroques du romantisme sans doute ), représentent l'allégorie, c'est-à-dire que tous ces personnages des basses classes sont ceux que le peintre aime à peindre, en s'inspirant de la misère des misérables. Tel est, à la grosse, le fond de ce tableau, auquel je préfère, pour ma part, l'Enterrement à Ornans.

Beaucoup seront de mon avis, les négateurs de M. Courbet les premiers ; mais je ne crains pas de me ranger momentanément avec eux, en expliquant ma pensée. Dans le domaine des arts, il est d'habitude d'assommer les vivants avec les morts, les oeuvres nouvelles d'un maître avec ses anciennes. Ceux qui, aux débuts du peintre, auront le plus crié contre l'Enterrement, seront nécessairement ceux qui en feront le plus grand éloge aujourd'hui. Ne voulant pas être confondu avec les nihilistes, je dois dire que la pensée de l'Enterrement est saisissante, claire pour tous, qu'elle est la représentation d'un enterrement dans une petite ville, et qu'elle reproduit cependant les enterrements de toutes les petites villes. Le triomphe de l'artiste qui peint des individualités est de répondre aux observations intimes de chacun, de choisir, de telle sorte, un type que chacun croie l'avoir connu et puisse s'écrier : « Celui-là est vrai, je l'ai vu ! » L'Enterrement possède ces facultés au plus haut degré : il émeut, attendrit, fait sourire, donne à penser et laisse dans l'esprit, malgré la fosse entr'ouverte, cette suprême tranquillité que partage le fossoyeur, un type grandiose et philosophique que le peintre a su reproduire dans toute sa beauté d'homme du peuple.

Depuis 1848, M. Courbet a eu le privilége d'étonner la foule : chaque année on s'attend à des surprises, et jusqu'ici le peintre a répondu à ses amis comme à ses ennemis.

En 1848 l'Après-dînée à Ornans, grand tableau d'intérieur de famille, obtint un succès réel sans trop de contestations. Il en est toujours ainsi aux débuts d'un artiste. Puis vinrent les scandales successifs :

1er scandale. -- L'Enterrement à Ornans ( 1850 ).

2e scandale. -- Les Demoiselles de village ( 1851 ).

3e scandale. -- Les Baigneuses ( 1852 ).

4e scandale. -- Du Réalisme. -- Exhibition particulière. -- Manifeste. -- Quarante tableaux exposés. -- Réunion des divers scandales, etc. ( 1855 ).

Or, de tous ces scandales, je préfère l'Enterrement à toutes les autres toiles, à cause de la pensée qui y est enfermée, à cause du drame complet et humain où le grotesque, les larmes, l'égoïsme, l'indifférence, sont traités en grand maître. L'Enterrement à Ornans est un chef-d'oeuvre : depuis le Marat assassiné de David, rien, dans cet ordre d'idées, n'a été peint de plus saisissant en France.

Les Baigneuses, les Lutteurs, les Casseurs de pierre, ne renferment pas les idées qu'on a bien voulu y mettre après coup. J'en trouverai plutôt dans les Demoiselles de village et dans les nombreux paysages qui démontrent combien M. Courbet est attaché à son sol natal, sa profonde nationalité locale et le parti qu'il peut en tirer.

On répète encore cette vieille plaisanterie : Vive le laid ! le laid seul est aimable, qu'on met dans la bouche du peintre ; il est surprenant qu'on ose ramasser de pareilles niaiseries, qui furent jetées, il y a déjà trente ans, à la tête de M. Victor Hugo et de son école. Toujours le système de la vieille tragédie renaîtra de ses cendres. Les progrès sont bien lents et nous avons peu marché depuis une trentaine d'années.

Aussi est-il du devoir de tous ceux qui luttent de s'entr'aider, d'attirer au besoin les colères des médiocrités, d'être solides dans leurs opinions, sérieux dans leurs jugements, et de ne pas imiter la prudence du vieillard Fontenelle.

J'ai la main pleine de vérités, je me dépêche de l'ouvrir. Cette lettre, madame, n'est que l'annonce de quelques autres lettres traitant plus directement des idées nouvelles qui sont dans l'air et que je tâcherai de fixer, m'appliquant surtout à celles relatives à la littérature.

J'ai un peu critiqué l'Atelier du peintre, quoiqu'il y ait un progrès réel dans la manière de M. Courbet : il gagnera sans doute à être revu plus tranquillement dans d'autres moments. Ma première impression a été telle, et je crois généralement à ma première impression. Les bavardages, les commentaires, les critiques de journaux, les amis et les ennemis, viennent ensuite troubler le cerveau à tel point, qu'il est difficile de retrouver la pensée dans sa pureté première : mais au-dessus de l'impression, je mets les travaux mystérieux du temps, qui démolit une oeuvre ou la restaure. Chaque oeuvre pleine de conviction est traitée avec amour par le temps, qui ne passe son éponge que sur les inutilités de la mode, les jolies imitations du passé et les oeuvres de convention.

S'il est une qualité que M. Courbet possède au plus haut degré, c'est la conviction. On ne saurait pas plus la lui dénier que la chaleur au soleil. Il marche d'un pas assuré dans l'art, il montre avec orgueil d'où il est parti, où il est arrivé, ressemblant en ceci à ce riche manufacturier qui avait accroché à son plafond les sabots qui l'avaient amené à Paris.

Le Portrait de l'auteur ( étude des Vénitiens ), dit-il lui-même dans son catalogue, Tête de jeune fille ( pastiche florentin ), le Paysage imaginaire ( pastiche des Flamands ), enfin l'Affût, que l'auteur intitule lui-même plaisamment Paysage d'atelier, sont les sabots avec lesquels il est arrivé d'Ornans et qui lui ont servi à courir après la nature.

Ces quelques tableaux appartiennent au domaine de la convention ; quelles enjambées de géant le peintre a faites depuis cette époque pour quitter ce pays chéri des peintres du quartier Breda ! Assurément il eût obtenu des succès dans ce pays s'il avait eu la paresse d'y rester, et il aurait grossi la population de cent artistes de talent, dont le succès est si grand aux vitres des marchands de tableaux de la rue Notre-Dame-de-Lorette. Le facile métier que de faire du joli, du tendre, du coquet, du précieux, du faux idéal, du convenu à l'usage des filles et des banquiers ! M. Courbet n'a pas suivi cette voie, entraîné d'ailleurs par son tempérament. Aussi M. Proudhon lui annonçait-il son sort en 1853.

Le public, disait-il, veut qu'on le fasse beau et qu'on le croie tel.

« Un artiste qui, dans la pratique de son atelier, suivrait les principes d'esthétique ici formulés ( je rappelle l'axiome précédent : toute figure belle ou laide peut remplir le but de l'art ), serait traité de séditieux, chassé du concours, privé des commandes de l'État et condamné à mourir de faim. »

Cette question de la laideur à propos des Baigneuses, le philosophe la traitait de haut. Il sait combien le moral a de poids sur le physique. Le caricaturiste Daumier voyait le fait du côté grotesque (4). Les éternels bourgeois qu'il a immortalisés de son crayon et qui vivront à travers les siècles dans toute leur laideur moderne, s'écrient en regardant un tableau de M. Courbet : « Est-il possible de peindre des gens si affreux ? » Mais au-dessus des bourgeois, qu'on a beaucoup trop vilipendés (J'ai trouvé souvent plus de bon sens dans la rue aux Ours que dans la Chaussée-d'Antin), il faut placer une classe plus inintelligente, qui a tous les vices de l'ancienne aristocratie sans en avoir les qualités. Je veux parler des fils de bourgeois, une race qui a profité de la fortune de médecins, d'avocats, de négociants, qui n'a rien fait, rien appris, qui s'est jetée dans les clubs de jeux, qui a la manie des chevaux, de l'élégance, qui touche à tout, même à l'écritoire, qui achète même une maîtresse et un quart de journal, qui veut commander aux femmes et aux écrivains, c'est en vue de cette race nouvelle que le philosophe Proudhon terminait ses appréciations sur M. Courbet :

« Que le magistrat, le militaire, le marchand, le paysan, que toutes les conditions de la société, se voyant tour à tour dans l'idéalisme de leur dignité et de leur bassesse, apprennent, par la gloire et par la honte, à rectifier leurs idées, à corriger leurs moeurs et à perfectionner leurs institutions. »


CHAMPFLEURY À GEORGE SAND, juillet 1855


Notes

(1) L'exposition particulière organisée par Courbet se tenait dans un pavillon qu'il avait fait construire à ses frais au 7, Avenue Montaigne, à l'intérieur du périmètre de l'Exposition universelle, non loin du Palais de l'Industrie qui abritait le Salon officiel de peinture. La décision qu'avait prise Courbet d'organiser une exposition particulière répondait au refus qu'avait opposé le jury du Salon à l'admission de ses toiles majeures, Un Enterrement à Ornans (1851) et l'Atelier (1855) qu'il venait d'achever. (Note de Luce Abélès)


(2) Les Baigneuses (Montpellier, Musée Fabre) provoquèrent un tollé lors de leur exposition au Salon de 1853. « Vénus hottentote », « bourgeoise Callipyge », tels furent quelques-uns des qualificatifs infligée à la femme nue vue de dos, dont les formes lourdes et sans grâce choquèrent un public habitué aux nudités idéales exposées au Salon. (Note de Luce Abélès)

(3) Coubet et Pierre-Joseph Proudhon était lié depuis plusieurs années. Tous deux étaient partisans d'un socialisme pacifique. Proudhon défendra l'oeuvre de Courbet dans Du Principe de l'art et de sa destination sociale. En hommage à Proudhon, Courbet réalisera en 1865 le Portrait de P. J. Proudhon avec ses deux filles en 1853.

(4) Caricature d'Honoré Daumier parue dans le journal satirique Le Charivari (8 juin 1855) : on y voit des bourgeois au Salon, dont l'un, particulièrement laid, se récrie : « Ce monsieur Courbet fait des figures beaucoup trop vulgaires, il n'y a personne dans la nature d'aussi laid que ça. » (Note de Luce Abélès)




Gustave COURBET, Les Cribleuses de blé, 1855, 131 X 167, Nantes, Musée des Beaux-Arts



Gustave COURBET, Les Demoiselles de village faisant l'aumône à une gardeuse de vaches dans un vallon d'Ornans, 1851, 195 X 261, New York, The Metropolitan Musum of Art

Puisque réalisme il y a

« Projet d'article publié par J. CRÉPET le 15 juillet 1938 dans Mesures. Le même CRÉPET a trouvé la formule choisie par BAUDELAIRE dans une lettre de COURBET à CHAMPFLEURY, écrite quelques mois avant sa fameuse « Exhibition » de juin 1855 où pour la première fois COURBET, soutenu par CHAMPFLEURY, relevait et affichait le mot de Réalisme qu'on leur jetait comme une injure. BAUDELAIRE était alors très lié avec eux et leurs amis (*). Lorsque le réalisme est apparu comme une doctrine, il semble que, conscient de ce qui l'en séparait, il ait voulu prendre publiquement ses distances, comme il l'avait fait pour l'école païenne et l'art pour l'art. BAUDELAIRE n'est pas allé au bout de son projet, soit par manque de persévérance et « procrastination », soit en raison des amitiés que le liaient à ce groupe. »

Note de Marcel A. RUFF, 1968

(*) Dont Pierre DUPONT, Max BUCHON, François SABATIER, Marc TRAPADOUX, Francis WEY.


Champfleury a voulu faire une farce au genre humain.

- Avouez, enfant pervers, que vous jouissez de la confusion générale, et même de la fatigue que me cause cet article.

Histoire de la création du mot.

Première visite à Courbet. (Dans ce temps, Champfleury accordait aux arts une importance démesurée. Il a changé.)

Ce qu'était alors Courbet.

Analyse du Courbet et de ses oeuvres.

Champfleury l'a intoxiqué. - Il rêvait un mot, un drapeau, une blague, un mot d'ordre, ou de passe, pour enfoncer le mot de ralliement : Romantisme. Il croyait qu'il faut toujours un de ces mots à l'influence magique, et dont le sens peut bien n'être pas déterminé.

Imposant ce qu'il croit son procédé (car il est myope quant à sa propre nature) à tous les esprits, il a lâché son pétard, son remue-ménage.

Quant à Courbet, il est devenu le Machiavel maladroit de ce Borgia, dans le sens historique de Michelet.

Courbet a théorisé sur une farce innocente avec une rigueur de conviction compromettante.

Assiettes à coq.

Gravures au clou.

Sujets familiers, villageois de Courbet et de Bonvin.

Le traducteur de Hebel.

Pierre Dupont.

Dessous [?] confusion dans l'esprit public.

Le canard lancé, il a fallu y croire.

Lui, le musicien de sentiment, tourner dans les carrefours la manivelle de son orgue.

Promener une exhibition peu solide qu'il fallait toujours étayer par de mauvais étançons philosophiques.

Là, est le châtiment.

Champfleury porte en lui son réalisme.

Prométhée a son vautour

(non pas pour avoir dérobé le feu du ciel, mais pour avoir supposé le feu où il n'est pas, et l'avoir voulu faire croire).

Dans l'affaire Courbet, Préault qui un jour peut-être... Colère et soubresauts alors beaux à voir.

Madame Sand, Castille (Champfleury en a eu peur).

Mais la bauderie est si grande.

Dès lors, Réalisme, villageois, grossier, et même rustre, malhonnête.

Champfleury, le poète (les deux cabarets d'Auteuil, la lettre à Colombine, le bouquet du pauvre) a un fond de farceur. Puisse-t-il le garder longtemps, puisqu'il en tire des jouissances, et peut-être cela fait-il partie de son talent. - Regard à la Dickens, la table de nuit de l'amour. Si les choses se tiennent devant lui dans une allure quelque peu fantastique, c'est à cause de la contraction de son oeil un peu mystique. - Comme il étudie minutieusement, il croit saisir une réalité extérieure. Dès lors, réalisme, - il veut imposer ce qu'il croit son procédé.

Cependant, if at all, si Réalisme a un sens, - discussion sérieuse.

Tout bon poète fut toujours réaliste.

Équation entre l'impression et l'expression.

Sincérité.

Prendre Banville pour exemple.

Les mauvais poëtes sont ceux qui...

Poncifs.

Ponsard.

D'ailleurs, en somme, Champfleury était excusable; exaspéré par la sottise, le poncif et le bon sens, il cherchait un signe de ralliement pour les amateurs de la vérité.

Mais tout cela a mal tourné. D'ailleurs tout créateur de parti se trouve par nécessité naturelle en mauvaise compagnie.

Les erreurs, les méprises les plus drôles ont eu lieu. Moi-même, on m'a dit qu'on m'avait fait l'honneur... bien que je me sois toujours appliqué à le démériter.

Je serais d'ailleurs, j'en avertis le parti, - un triste cadeau. Je manque totalement de conviction, d'obéissance et de bêtise.

Pour nous, blague. - Champfleury, hiérophante. Mais la foule.

La Poésie est ce qu'il y a de plus réel, c'est ce qui n'est complétement vrai que dans un autre monde.

Ce monde-ci, dictionnaire hiéroglyphique.

De tout cela, il ne restera rien qu'une grande fatigue pour le sorcier, le Vaucanson tourmenté par son automate, l'infortuné Champfleury, victime de son cant, de sa pose diplomatique, et un bon nombre de dupes, dont les erreurs rapides et multipliées n'intéressent pas plus l'histoire littéraire que la foule n'intéresse la postérité.

(Analyse de la Nature, du talent de Courbet, et de la morale.)

Courbet sauvant le monde.


Charles BAUDELAIRE, « Puisque réalisme il y a », 1855, projet d'article